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sans les discuter, d’un usage très fréquent dans la vie même aristocratique. En revanche il offre pour la conversation des ressources incomparables. Les moins platoniques des hommes, quand ils causent d’amour dans un salon, sont obligés d’emprunter le vocabulaire du platonisme. Aussi est-ce bien à la naissance de l’esprit de conversation que nous assistons. Un type nouveau s’est formé, celui de l’homme de cour. Castiglione l’étudié dans un traité qui fit fortune. Les manuels du savoir-vivre vont se multiplier. Ce qu’on appelle alors un homme de cour, est ce qu’on appellera plus tard un homme du monde. Être habile à tous les exercices du corps, mais à ceux qui développent l’élégance plutôt qu’à ceux qui exigent la force, être instruit de toutes choses sans en avoir approfondi aucune, et de façon à parler sur tous les sujets agréablement, observer l’honnêteté dans son langage, la réserve dans ses manières, se rendre aimable à toutes et à tous, ce sont justement les devoirs du mondain. On sait assez que la conversation n’existe qu’autant qu’il se trouve une femme d’esprit et de goût pour y présider. Dans ces cours lettrées où ce n’est plus seulement le rang qui donne accès, mais où des écrivains, des artistes sont accueillis et se groupent autour d’une princesse, la causerie prélude à ses brillantes destinées. Les relations sociales sont devenues un art.

Tels sont les dehors séduisans de ce féminisme de la Renaissance. Il est tout aristocratique. Il ne dépasse pas le cercle étroit de la vie de cour. Dans ces limites bornées il semble bien, au premier aspect, que les femmes aient cause gagnée et qu’elles aient réussi dans leur tentative pour diminuer la brutalité des mœurs et pour épurer les sentimens. Le malheur est qu’aucune époque n’ait été plus profondément perverse et corrompue que le XVIe siècle et précisément dans la partie de la société où les femmes mènent leur croisade. N’est-ce là qu’une coïncidence, et faut-il dire qu’on ne saurait reprocher aux gens la date de leur naissance ? Il y a plus, et les théories nouvelles enfermaient en elles le germe lui-même de l’immoralité. Le platonisme est un joli rêve, et, tant qu’il se confine dans les dissertations des philosophes et dans les vers des poètes, on peut en savourer tout à l’aise les délicatesses. Seulement il ne s’y confine pas ; il se heurte à la réalité. Les effets qu’il y produit sont surprenans. Ou pour mieux dire, cette distinction théorique établie entre l’amour des sens et l’amour pur, dès qu’on a quitté les sphères impassibles de la spéculation, aboutit à des conséquences qui affligent étrangement la morale. Dans un monde qui ne platonise pas, quand on parle d’une honnête femme, on sait ce qu’on veut dire. Voici venir les compromis. Une honnête femme du