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d’abord qu’elle ne s’insinue par degrés ; on la soupçonne, on l’aperçoit, on la découvre ; sans avoir ému nos sens, il arrive qu’elle a conquis notre esprit, touché notre cœur, et, ne nous ayant jamais troublés, elle ne nous fatigue jamais.

Cette mélodie n’a rien non plus de commun avec la mélodie wagnérienne. S’il n’est pas vrai que Wagner ait aboli la mélodie, il est certain que, par les conditions mêmes de son drame, par le mode de représentation des caractères, par l’usage et l’abus des leitmotive, il s’est vu contraint d’abréger la mélodie et de la réduire. Elle est devenue souvent entre ses mains, au lieu d’un corps organisé, complet et solide, une matière, une pâte inconsistante et souple, bonne pour prendre incessamment toutes les formes et n’en garder presque jamais aucune. Il y a dans la mélodie de Brahms quelque chose à la fois de plus cohérent et de plus copieux. Il faut à tel ou tel thème du Requiem deux pages pour s’énoncer et s’épancher complètement. Voilà le grand parti pris dont nous parlions plus haut. Voilà la démarche de l’esprit classique, suivant de proche en proche et jusqu’au bout une idée qu’il s’agit d’exposer et d’épuiser ; idée unique, seule maîtresse d’une strophe, d’une période, d’un morceau, qu’elle occupe et qu’elle anime tout entier. Cette idée, enfin, — et voici le système des « groupes naturels et distincts, des ensembles clos et complets, » — cette idée, aussi loin qu’elle s’étende, se définit pourtant et s’enferme elle-même entre des limites précises. Trop souvent la mélodie de Wagner est en quelque sorte un admirable milieu, dont le commencement se dérobe et dont la fin nous échappe ; elle a les pieds très avant dans le sol et cache son front dans les nues. De l’autre mélodie au contraire, celle de Brahms comme celle de Beethoven, l’économie se découvre tout entière et peut se mesurer. Elle est une figure sonore qu’on détache, qu’on isole, et dont on fait le tour.

Classique par la nature et la constitution des idées musicales, le Requiem allemand ne l’est pas moins par le mode de développement de ces idées, je veux dire par la symphonie. Brahms excelle sans doute à tirer d’un thème tout ce que ce thème peut fournir ; pour le tourner, le retourner, le combiner avec lui-même par dédoublement ou par augmentation, il emploie en maître toutes les ressources, tous les procédés de la fugue et du contrepoint. Mais il fait autre chose encore. Au lieu de s’acharner comme Wagner sur un motif identique, bien qu’incessamment renouvelé, comme Beethoven plutôt il déduit de la mélodie primordiale et dominante des mélodies secondaires et dérivées, mais possédant chacune son intérêt et, sa beauté propre. Il crée ainsi