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précautions délicates. Il ne brusque et ne heurte rien. Je renverrais volontiers nos chercheurs de modulations hétéroclites à l’une des grandes pages du Requiem : celle où se répand de proche en proche l’éclat des trompettes du dernier jugement. Entre les deux tons, ici, le passage était périlleux. Il faut voir de quelle démarche simple, par quelle suite de degrés solides et comme taillés dans un marbre pur, la musique a su le franchir. Brahms a du goût pour les consonances successives ; il aime quelquefois à moduler sans troubler, ne fût-ce que d’un seul accord de septième, la paix où des séries d’accords parfaits nous plongent par la continuité même de leur perfection.

Épris des ordonnances régulières, Brahms ne s’interdit ni les reprises symétriques, ni la répétition des paroles, que les modernes condamnent avec sévérité. Admissibles et souvent efficaces, même dans la musique de théâtre, les redites verbales produisent dans une œuvre lyrique les plus admirables effets. Une seule strophe, un seul verset peut suffire à tout un morceau. Autour de la formule, ou mieux de la forme intellectuelle et littérale unique, la musique prodigue les formes sensibles ou passionnelles ; il lui appartient de donner à quelques mots, toujours les mêmes, des aspects multiples et des vertus changeantes, une puissance d’expression et d’émotion indéfiniment renouvelée.

Une page, disions-nous, une mélodie même de Brahms est classique parce qu’on y distingue sans peine un commencement, un milieu et une fin. Dans le Requiem allemand, les fins surtout sont admirables. Je ne sache pas qu’un grand musicien ait jamais rendu par de plus nobles et plus sereines désinences l’idée et le sentiment, — sentiment universel, idée nécessaire, — de la finalité. « Seigneur, chante une voix, Seigneur, enseigne-moi que je dois finir ! » La musique nous l’enseigne, et magnifiquement, parce qu’elle finit elle-même, parce qu’elle sait finir. On meurt longtemps, disait Joubert. Les mélodies de Brahms meurent ainsi : d’une mort prévue, acceptée, j’allais dire aimée, en un mot « de leur belle mort. » Cadences vraiment parfaites, celles-là ; non pas trompeuses, mais fidèles ; cadences que maintenant on méprise, mais que chérissaient les maîtres d’autrefois ! Brahms nous les fait désirer ; nous soupirons après elles ; mais, plutôt que de nous les dérober toujours, toujours il nous les accorde. Il en prolonge volontiers la douceur apaisante et le calme enchantement. Chaque morceau, chaque mélodie nous assure, en se terminant, qu’il est pour nous aussi quelque part un terme, un accomplissement et une consommation. Toute fin, dit-on, est triste. Mais non pas ces