Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 149.djvu/946

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hardie et plus étouffée de l’accompagnement, le dédoublement du rythme, l’énergie de la déclamation réduite à la douceur d’une psalmodie ou d’un murmure, tout cela constitue entre le solo et le chœur des différences profondes. « Seigneur, enseigne-moi que je dois finir ! » Oui, la foule après son chef, ou son prêtre, demande bien à Dieu la même leçon, mais elle la demande avec moins d’assurance, et quand, à la voix mâle du baryton succède le chœur, où se distingue la voix des contralti, des soprani, on dirait que des femmes, des enfans, de jeunes et faibles créatures, tout en s’unissant à la rude prière, ne le font cependant ni sans trouble ni sans effroi.

Puis, un développement très bref et tiré de l’idée mère amène une reprise qui n’est pas strictement une répétition. Le chant demeure identique, mais non l’orchestre. Comme si l’angoisse, la détresse de la multitude avait gagné jusqu’au récitant, l’accompagnement, si ferme et si carré tout à l’heure, se change en un long frisson de timbales, des timbales que Brahms autant que Beethoven lui-même a su faire tragiques. De ce fond obscur jaillit de temps en temps le mince éclair d’un arpège. Plus tremblantes, les voix s’unissent encore ; un grand cri de terreur leur échappe, et sur la tonalité maintenue, sur le rythme inaltéré jusqu’à la fin, le repos et le silence descendent lentement.

D’un autre morceau du Requiem l’économie et l’équilibre ne sont pas moins admirables. « Vous êtes maintenant dans la tristesse, mais je vous reverrai, et votre cœur se réjouira, et nul ne vous ravira plus votre joie. » Cette unique promesse remplit deux grandes pages de la partition ; deux pages qui ne sont qu’une seule mélodie, mais si longue, si belle, si harmonieusement distribuée, qu’il convient de l’analyser avec soin. Mélodie véritablement beethovenienne, celle-là : d’abord par une fugitive réminiscence de l’Agnus de la Messe en  ; et puis, et surtout, par l’ampleur et l’effusion du chant, par l’extraordinaire portée de la courbe ou de la voûte sonore. De cette voûte, tous les points s’entretiennent étroitement ; de ces pierres qui chantent, il n’en est pas une qui ne soit nécessaire et qui, venant à manquer, n’entraînerait la ruine de tout l’édifice. La phrase, en se développant, s’arrête quelquefois, mais à chaque arrêt nous sentons qu’elle n’est pas achevée ; elle a son dessein, qu’elle doit remplir ; il semble qu’elle sache elle-même, et nous en avertisse, où et comment elle est destinée à finir. Chacune de ses haltes est un repos, jamais un écart, et s’il faut deux pages à cette mélodie pour nous conduire seulement de la tonique à la dominante, en cheminant avec elle nous admirons la noblesse et la sûreté de sa démarche, sans nous apercevoir un moment de la longueur du chemin.