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trouvai, hélas ! parmi eux les sentimens qui animaient la grande majorité des gardes nationaux à pied. Ceux-là aussi préparaient la révolution sans comprendre qu’ils s’en faisaient eux-mêmes les complices. Je ne leur épargnai pas les reproches, à eux pas plus qu’à tous ceux qui m’entouraient. Mais que pouvait mon impuissante voix ? — Vox clamantis in deserto ! — Partout mon chaleureux appel à la résistance armée et à l’épée du maréchal Bugeaud rencontrait des adversaires. Ce nom, — chose déplorable ! — souleva les plus violentes protestations et le parti pris d’aveuglement était tellement général que l’un des plus animés contre le commandement nécessaire que j’invoquais était le lieutenant-colonel même de ma légion, un des plus riches industriels de France, un homme excellent, qui, en politique, devait être un des soutiens les plus ardens de l’Empire à venir : M. Dollfus.

Je me débattais en vain pour tâcher de lutter contre cet affolement, lorsque la voix du général Dumas, aide de camp du roi, vint interrompre mes inutiles efforts. — « La reine vous demande à l’instant, me dit-il, dans le cabinet du roi. » — Là m’attendait une scène qui demeurera un des souvenirs les plus cruels de ma vie : le roi était assis à sa place ordinaire de travail, une plume à la main, et commençant à écrire sur un papier que le duc de Montpensier, penché sur lui, montrait du doigt. A sa gauche se trouvait la reine avec un fier et douloureux visage, et quand j’entrai, elle leva les bras au ciel comme me disant : Il est trop tard ! — Quel profond et ineffaçable souvenir pour moi ! La reine m’avait envoyé chercher, parce qu’elle me savait plus dévoué à l’honneur du roi qu’à sa vie même, et elle croyait que je pourrais arrêter dans ses mains la plume avec laquelle on lui faisait signer son abdication. A côté de la reine se trouvait la duchesse d’Orléans, émue, anxieuse, agitée. Derrière les deux princesses, le maréchal Soult et le maréchal Sébastiani, silencieux et immobiles. À droite et en face de la table du roi, des généraux, des officiers du roi, des députés, quelques personnages entrés d’eux-mêmes et sans que personne leur barrât le passage : M. Emile de Girardin suppliant le roi de signer son abdication comme le seul moyen d’apaiser la tempête ; M. Crémieux se joignant à lui, en parlant de cet acte comme devant assurer la couronne au comte de Paris ; d’autres voix plus obscures s’unissant à celles-là. Quatre protestations seulement s’élevèrent contre ce qu’elles appelaient une faiblesse plus fatale à la royauté qu’au roi lui-même : celles de la