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locomotion pour qui n’a pas à se soucier du décorum, les énormes brouettes à roue centrale, les coolies pliant sous le poids des paniers bien remplis qu’ils portent aux deux bouts d’une longue perche passée sur l’épaule. Tout cela se bouscule bruyamment, au milieu des cris rauques des porteurs et des conducteurs, dont les animaux n’obéissent qu’à la voix ; de temps à autre, une longue file de gigantesques chameaux à deux bosses, conduite par un gamin mongol, les naseaux de l’un attachés par une corde à la queue du précédent, vient mettre le comble à la confusion. Cette circulation, si intense et si variée, doit se contenter d’un espace rétréci au milieu de la rue, dont la largeur très grande se trouve fort diminuée par des paillottes, sortes de baraques du Jour de l’an en permanence, qui servent d’abri à des revendeurs, à des restaurateurs, à de petits marchands de tout genre. Ces mauvaises paillottes, qui tournent le dos au milieu de la rue, cachent l’alignement ininterrompu des boutiques dont on n’aperçoit de la chaussée que les hautes enseignes verticales, se prolongeant en une forêt de poteaux jusqu’aux abords de la porte Tsieng-Men, à laquelle on accède par le Pont des Mendians, aux balustrades toujours encombrées d’une foule de pauvres hères qui demandent l’aumône en étalant les plus repoussantes infirmités et la plus sordide misère.

Dans les bas côtés étroits, que bordent d’une part les paillottes et de l’autre les grandes boutiques, qu’encombrent encore les barbiers et coiffeurs en plein vent, les diseurs de bonne aventure, se presse la foule des piétons : hommes à longue tresse en robe ou en blouse bleu clair, Chinoises aux cheveux ramenés en arrière en queue de pie, que l’on voit marcher péniblement sur les pointes de leurs pieds mutilés, en étendant de temps à autre les bras pour ne pas perdre l’équilibre ; femmes tartares dont la coiffure élargie sur les côtés est rehaussée, comme chez les Chinoises, d’une grosse fleur, mais dont le visage est recouvert d’une épaisse couche de fard blanc et rose, dont les extrémités n’ont subi aucune mutilation, et qui marchent avec plus d’assurance malgré les hautes et étroites semelles qui portent leurs chaussures par le milieu seulement ; enfans à la tête rasée par places, avec des touffes de cheveux qu’on a laissés grandir çà et là, selon la fantaisie des parens et comme des massifs d’un minuscule jardin à la française ; parmi eux, beaucoup de gamins courant tout nus, semblables à de petits bronzes avec la chaude coloration d’un brun doré de leur