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grégorien la pacifie et la compose ; il s’insinue, il se coule en elle plutôt que de la saisir et de l’accabler. Religieux, chrétien par tant de caractères, par tant de beautés que nous avons déjà cru reconnaître en lui, voici peut-être le signe suprême, saint entre tous et qui ne trompe pas, de sa vocation ou de son essence divine : l’art grégorien nous donne la paix ; il conserve et renouvelle en nous le don le plus précieux que nous ait laissé le Seigneur.


III

Et cette paix n’est pas celle que le monde donne. Elle résulte d’un accord entre le beau, le vrai et le bien, que le monde ne connaît pas. A Solesmes, la beauté baigne en quelque sorte et plonge de toutes parts dans la vérité. La nature d’abord y environne un art surnaturel ; elle le soutient et le fortifie. Je dirai plus : elle lui ressemble ; elle est force et douceur, comme lui.

Si vous allez à Solesmes, tâchez d’y arriver par un beau soir d’été. Sans attendre la station de Sablé, quittez le chemin de fer un peu plus bas, à Juigné. De là remontez lentement, en suivant le coteau, la Sarthe aux eaux traînantes et comme pensives. Bientôt vous serez en face de l’abbaye ; elle vous apparaîtra sur l’autre bord, forte de toute sa masse, et debout de toute sa hauteur. Je ne saurais définir le style de cette architecture : cela rappelle à la fois le mont Saint-Michel, le couvent d’Assise et le palais des papes d’Avignon. Au-dessus de la rivière, trop étroite pour la refléter tout entière, l’abbaye élève à pic, dans le roc même et sur le roc, des contreforts gigantesques, des murs de cent vingt pieds, taillés en bosse dans un granit bleuâtre, des donjons coiffés d’ardoises, toute la silhouette énorme, presque barbare, d’une forteresse sacrée et d’un burg religieux. Les hautes parois sont percées d’ouvertures irrégulières, inégales : baies, fenêtres, lucarnes, tantôt simples et tantôt géminées. L’architecte du couvent, qui n’est autre qu’un des Pères, a raison d’appeler son œuvre du chant grégorien pétrifié. Les pierres ici, pas plus que les notes, ne connaissent la mesure et n’y obéissent. Un principe moins rigoureux les régit : le rythme, le rythme seul, plus large et plus caché, leur commande, les organise et les coordonne, crée entre elles des rapports et des correspondances, et rend le colossal édifice sinon symétrique, au moins harmonieux.

Le soleil qui descend le grandit encore. L’heure est