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Encore sont-ce là des privilégiés, presque des puissances : un fonctionnaire, un journaliste ! Les épreuves auxquelles de si influens personnages ont pu se trouver en butte doivent être peu de chose à côté de celles qui sont réservées à l’humble exilé dont le nom n’est connu de personne et qui, aux heures critiques, n’est même pas en mesure de tirer de son portefeuille cette lettre de recommandation suprême qui s’appelle un chèque ou un billet de banque.

Eh bien ! malgré la mission officielle dont il était investi, M. Dunham a mis un mois juste (du 23 août au 23 septembre 1897) pour passer de Dyea à Dawson ; et le sentiment de sa dignité ne l’empêche pas d’enregistrer au jour le jour, d’un trait sobre mais incisif, les mésaventures qui l’attendaient en chemin. M. Sémiré, lui, parti de Dyea le 20 mars dernier, n’a pu accoster Dawson que le 20 mai ; et, pendant ces deux mois, sa plume a toujours su trouver de l’encre, même quand il gelait à pierre fendre, pour nous dire, pour nous peindre, en même temps que les réelles splendeurs de la nature septentrionale et les scènes originales nées d’un milieu social si différent du nôtre, les innombrables misères dont il était ou la victime ou le témoin.

Quelles sont donc ces misères ?

C’est d’abord, sur les cargo-boats d’occasion qu’attire au nord du Pacifique un fret incessamment renouvelé, l’entassement illimité des hommes, des choses et des bêtes : les hommes qui boivent et qui se battent, les chiens qui hurlent, les bœufs qui mugissent, les rennes qui meurent et l’odeur infecte qui, dans cette confuse ménagerie, devance même les ravages du mal de mer.

Puis, une fois tout cela jeté pêle-mêle dans la boue d’un port improvisé, c’est la douane, la douane américaine, United States Customs, précédant la douane canadienne. La douane américaine taxe sévèrement tout ce qui vient du Canada et la douane canadienne taxe sévèrement tout ce qui vient des États-Unis, de sorte que chacun de ceux qui ont à passer sous leurs fourches caudines paye plutôt deux fois qu’une. Et que de formalités, grand Dieu ! Pour ces tristes besaciers qui vont bientôt lui échapper, puisque les deux frontières parallèles courent à quelques lieues l’une de l’autre, la douane américaine a des tracasseries qui doublent l’amertume de ses fiscalités. Il faut que, moyennant finance, un courtier se porte fort que le Canadien qui arrive de Vancouver ne va pas mettre en vente, sur-le-champ, le contenu de ses ballots. Il faut « qu’un citoyen assermenté à cet effet » l’accompagne, le