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faim et de froid, littéralement, des centaines, des milliers d’individus qui étaient venus s’échouer autour d’eux et ne savaient que devenir. Ce n’était pas des vrais mineurs qu’on s’inquiétait : à force d’avoir mangé de la vache enragée, comme on dit, ils y ont l’estomac fait. Mais dans cette foule grelottante figuraient des enfans, des femmes, des malades, des incapables ; il s’y mêlait aussi de fort vilaines gens, des repris de justice, des filles publiques, des souteneurs… Les abris manquaient pour tant de monde, et les vivres aussi, le ravitaillement ayant été contrarié tout l’été par une baisse anormale des eaux. A la fin de septembre, quand se montrèrent les premiers glaçons, le péril devint si manifeste qu’il fallut crier sauve-qui-peut. Mais comment fuir et où aller ? Ceux qui partirent, au nombre de sept ou huit cents, n’étaient pas ceux dont on aurait eu le plus d’intérêt à se débarrasser. Quelques-uns avaient frété des barques et firent naufrage. D’autres voulurent retourner à la mer par les lacs et furent décimés. Deux petits vapeurs, le Weare et la Bella, étaient heureusement venus mouiller devant la ville, l’un le 28 septembre et l’autre le 30. Le Weare repartit pour Circle City le 29, avec 150 passagers ; la Bella, le 1er octobre, en emmena 120, embarqués gratuitement. Mais l’état du fleuve rendait déjà toute navigation très dangereuse. M. Dunham, qui était sur la Bella, a retracé avec sa précision ordinaire les péripéties de ces dix jours de lutte contre les élémens, et rien n’est plus poignant que son récit.

Malgré tous ces départs, Dawson se croyait voué à la famine. L’agitation persistait. Les prix montaient, montaient toujours : 20 francs un maigre repas au restaurant ; 25 francs un litre d’huile à brûler ; 300 francs une boîte de chandelles ; 2 500 francs une caisse de Champagne. Un attelage de cinq chiens se vendit 9 000 francs. Les vigoureux marcheurs disposés à retourner à pied à Dyca n’y pouvaient faire voiturer leur bagage, par traîneau, à moins de 1 000 dollars. La spéculation aidant, et la mauvaise foi, et la peur, la situation, à certains momens, parut presque désespérée. Paris, le grand Paris, assiégé par 500 000 Allemands en 1871, n’a peut-être pas connu de plus noires détresses que Dawson City, la petite ville de l’or, assiégée par l’hiver il y a juste un an.

Cette crise meurtrière que l’administration locale n’avait pu prévenir, le génie de la charité, lui, l’avait pressentie. Et, comme par miracle, un beau jour, Dawson avait vu arriver deux petites