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le jour où, à la tête des tirailleurs virginiens, il retarda l’éclatante victoire des Français sur le général Braddock.

Combien les faits deviennent plus intéressans quand on en voit le théâtre ! Mon train passe tout près de l’endroit où une statue colossale rappelle le nom de Hannah Duston, cette fermière des environs de Haverhill enlevée par les sauvages qui ravageaient et incendiaient le pays. Nouvelle Judith, elle massacra ses ravisseurs à coups de hache tandis qu’ils dormaient.

L’Etat du Maine se venge pacifiquement aujourd’hui du tort que lui ont fait les Canadiens et leurs terribles alliés ; il attire par l’appât du gain dans ses manufactures Jean-Baptiste[1] qui ferait mieux de cultiver le sol natal. Et les prêtres de là-bas savent ce qu’ils disent lorsqu’ils répètent à leurs ouailles en s’efforçant de les retenir : « Le Yankee, voilà l’ennemi ! » Non seulement il est cause que les champs du Canada restent en friche, mais encore les traditions catholiques et françaises sont en péril sur ce sol voué à l’hérésie et où fut acclamée la Révolution.

On n’en est pourtant plus, dans les villages habités par les fils des Puritains, aux interminables discussions théologiques, passe-temps favori des ancêtres. Je m’en assure dès ma première halte à South-Berwick.

South-Berwick eut la bonne fortune de produire un romancier qui sait intéresser l’ancien monde comme le nouveau à une population si différente de ce que les étrangers ignorans croient être, en bloc, le peuple américain : un ramassis de gens très vulgaires, très durs et de provenances mêlées. Lisez les esquisses de Sarah Jewett ; vous verrez que le caractère des citoyens de la Nouvelle-Angleterre est avant tout la dignité : dignified, cette épithète revient souvent, et en effet elle exprime mieux qu’aucune autre les aspirations, la tenue, la conduite de chacun. L’apparence même du village de South Berwick est distinguée. Dans les larges avenues qui tiennent lieu de rues, les maisons ne s’alignent pas les unes contre les autres ; semées de distance en distance, elles s’entourent de jardins que borde une barrière. Celle que j’habite, à l’entrée du village, donne sur la petite place d’un aspect provincial délicieux et où les arbres jouent un tel rôle décoratif qu’on s’étonne de voir la lumière électrique éclairer ce joli coin de campagne ; la nuit, le feuillage brode des ombres chinoises

  1. C’est le sobriquet de l’habitant canadien.