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tombes resteront sans décoration sur les plages tropicales où le climat et la fièvre firent presque autant de victimes que le canon ! Je suis bien aise d’avoir vu le dernier Memorial Day d’une Amérique étrangère aux conquêtes qui aujourd’hui sont un fait accompli, et de loin je salue avec plus de respect que jamais le monument de Shaw, ce champion désintéressé de la fraternité humaine.


III. — UN PÈLERINAGE A CONCORD

Comparer le village de Concord, où brilla « cette blanche lumière, » le génie d’Emerson, à Stratford-sur-Avon et à Weimar, serait d’abord une banalité, le rapprochement ayant été fait plus d’une fois, et ensuite une erreur de jugement, comme le sont si souvent les comparaisons, car la dévotion qui conduit force pèlerins à Concord est beaucoup plus locale, jusqu’ici, que celle dont peuvent être l’objet, dans leurs tabernacles respectifs, Shakspeare ou Gœthe. Pourtant, Emerson, qu’on a si souvent désigné en France avec une assez vague admiration comme l’auteur de la Nature, commençant à être sérieusement étudié dans un groupe de philosophes et de moralistes, il peut être opportun d’aller le chercher et le surprendre au lieu qui est le plus imprégné de sa mémoire. On sait tout ce que Concord fut pour lui ; il y retrouvait le souvenir de ses aïeux, presque tous hommes d’église, l’exemple de son grand-père surtout, le prêtre patriote de la Révolution ; il y avait vécu enfant, auprès de sa mère veuve, il y avait toujours été rappelé par des affections de famille et de choix ; enfin, après avoir abandonné l’église unitarienne, il vint y abriter une vie qui, pour n’avoir plus de but déterminé, n’en était pas moins vouée à diriger par d’autres chemins les âmes vers Dieu, justifiant en quelque sorte son paradoxe que pour être bon ministre il faut avoir quitté le ministère.

Le 3 juin, nous prenons le train qui de Boston conduit en une demi-heure à la retraite dont Emerson écrivait : « Amoureux de solitude, je m’en allai vivre à la campagne, à dix-sept milles de Boston, et alors le vent du nord-ouest avec ses neiges prit soin de moi et me défendit contre toute compagnie en hiver, tandis que les collines et les bancs de sable, intervenant entre la ville et moi, faisaient bonne garde en été. » Ces protections ne l’empêchèrent pas d’être assailli par tous les songe-creux et tous