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à qui n’en est pas averti. Il a l’intelligence ouverte, cultivée, sait, lorsqu’il s’abandonne, causer avec charme, donne à ses lettres un ton élégant et facile. En faut-il davantage, quand on est prince du sang, pour devenir un soupirant dangereux auprès d’une femme de vingt ans, dénuée d’expérience, mariée à un homme d’âge mûr, avare et tyrannique, qui la gouverne avec rudesse, et va la maltraiter demain ?

Le prince de Monaco, rendons-lui cette justice, n’épargna rien pour assurer et hâter sa disgrâce. L’aveuglement dont il fait preuve au début est dans la tradition classique. Jaloux de tout le monde, il n’excepte de ses soupçons que le seul prince de Condé. Celui-ci, non moins fidèle à son rôle, fait la cour au mari, le traite en confident et en ami intime ; Honoré s’en montre flatté, répond à ces avances, ne manque pas un souper du prince, l’accompagne au spectacle, emmène régulièrement sa femme aux réceptions, aux brillantes « séries » de Chantilly[1]. Imprudence plus grave encore, cette époque est celle qu’il choisit pour commencer à délaisser sa femme. Il l’abandonne à Paris, isolée, sans appui, pendant des saisons entières, tandis qu’il se consacre, dans son domaine de Thorigny[2], à l’élevage des chevaux, qui devient en peu de temps sa passion exclusive. Là, seul avec ses palefreniers, il passe toutes ses journées dans les cours du château, en tenue négligée, « sans bas et sans culotte, en petite robe légère, à faire trotter ses poulains[3], » prend rapidement, à ce métier, les goûts, les mœurs et le langage des gens qui composent désormais sa société préférée. Lorsque la princesse le rappelle, le prie aimablement de hâter son retour, demande avec douceur « si les plaisirs de Thorigny lui font complètement oublier une femme qui l’aime et serait bien aise de le voir, » à peine prend-il le temps de lui répondre ; il se borne le plus souvent à dicter à son secrétaire quelques lignes brèves, banales, indifférentes.

En dépit de ces maladresses, malgré tant d’ardeur d’un côté, tant de froideur de l’autre, Marie-Catherine, durant bien des années, résiste et lutte avec courage. La tendresse qu’elle inspire la touche assurément ; la constance de Condé a dissipé ses premières méfiances ; elle croit à la sincérité d’un amour si

  1. Souvenirs de Mme de la Ferté-Imbault. (Arch. de la famille d’Estampes.)
  2. Propriété du prince de Monaco en Normandie.
  3. Lettres de la princesse de Monaco, de novembre 1762.