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hommes, sans l’avoir mérité ; si je n’eusse pensé être garanti de l’envie et de la rage par l’appui que vous savez, je ne me fusse pas embarqué au vaisseau où je suis… Sa Majesté jugera ce qu’elle doit faire. Monsieur de Luynes et vous lui conseillerez, et moi je ferai voir que je suis vrai et fidèle serviteur… Rien ne me changera en quelque lieu que je sois ; partout je servirai le Roi si ingénument et avec tant de passion que mes ennemis en recevront de la confusion… Je vois bien qu’il ne me reste que la parole à cet effet ; mais, en quelque façon que ce soit, je ferai mon possible… » On sent bien à cette lettre qu’il ne restera pas longtemps près de la reine mère. Le même jour, il écrit au Père Suffren, un bon jésuite, ami de la reine mère, de se préparer à venir rejoindre celle-ci à Blois.

Nous sommes le 10 juin. Que s’est-il passé à une date très voisine de là, probablement le lendemain, 11 juin ? Vers dix heures du soir, tout le monde était réuni au château de Blois dans la salle commune pour le souper, attendant la Reine et l’évêque de Luçon. On attendit longtemps. Enfin, sur les dix heures, la Reine fît dire qu’elle ne souperait pas. Un serviteur de Richelieu, Mulot, ajouta confidemment, à l’oreille de quelques-uns, que l’évêque avait décidé de partir le lendemain matin.

Les curiosités en éveil comptaient, du moins, le prendre au saut du lit et à l’heure du lait. Mais il fut diligent et, quand on se leva, il avait déguerpi. Par la soudaineté du départ, il avait échappé aux questions et aux protestations. Dans la journée, la reine mère se trouva souffrante. Elle fit venir ses médecins. Ils la trouvèrent congestionnée, angoissée et, c’est leur mot, dans une véritable « bourrasque d’âme. » Elle se livra à eux avec une docilité rare ; elle fut saignée et, toujours d’après les médecins, elle se trouva beaucoup mieux. On peut juger de l’émoi dans cette petite cour.

Voici ce qu’on apprit bientôt. La veille du départ de l’évêque, une lettre était arrivée de Paris, par laquelle le marquis de Richelieu, son frère, lui affirmait tenir de bonne source que le Roi était décidé à le renvoyer dans son évêché. Luçon, recevant cette nouvelle, avait perdu tout sang-froid, et, sans attendre un ordre formel, il avait cru plus habile ou plus convenable de devancer l’ordre qu’on lui annonçait et il était parti en droite ligne pour Richelieu. Or, l’avis n’était pas fondé, et l’on sut bientôt que l’évêque, trompé par son frère, s’était trompé lui-même en