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LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE

incontestablement moral. » Il le défend, comme d’une injure, de l’accusation d’avoir « mené une vie errante et sauvage, » et constate avec empressement qu’il occupait « une position élevée et honorée, » qu’il était accueilli « dans la haute société et y exerçait une influence proportionnée à la profondeur de son talent. » Ce qui surprendra moins, c’est qu’en louant les œuvres « de ce créateur d’une nouvelle forme de satire, » il condamne « les fantaisies incroyables et les caprices fous » de ses imitateurs. En terminant, il demande à M. Henri Heine de prendre la direction du mouvement allemand, « pour ramener l’esprit enthousiaste de mélancolie outrée aux beautés plus réelles d’une pensée sévère. » Et comme il ajoute que « les jeunes écrivains font tous leurs efforts maintenant pour se laisser guider par le cachet qui leur est propre et se confient avec plus de foi à leurs tendances particulières, » on pourrait peut-être déjà pressentir sous cette formule, — si peu nette soit-elle, — la première expression d’une personnalité qui se cherche et le rêve d’une réaction contre les devanciers.

Ce mépris pour la bohème de lettres se marque de nouveau dans les opinions de Leconte de Lisle sur Sheridan ; son mépris aussi pour l’improvisation littéraire s’y affirme. Le brillant auteur comique aurait pu être un réformateur ; il ne l’a pas voulu. « Cet écrivain indolent prodiguait avec trop de facilité les éclairs de son esprit pour qu’il se souvînt de son génie. Les bizarreries artistiques de sa vie privée rejaillissaient sur ses œuvres ; il composait par saccades. » L’esprit aussi, qui « s’allie rarement au génie, » est un obstacle que Sheridan ne sut pas franchir et qui l’empêcha de fournir toute sa course. Il ne faudrait pas croire cependant que Leconte de Lisle réclamât de l’écrivain une correction exagérée ; il donne en passant, à propos de Gumberland, un coup de plume à Casimir Delavigne, « le premier de nos poètes corrects, si toutefois il n’est pas le seul à l’être, » et qui semble avoir encore un double tort aux yeux du jeune critique : d’être spirituel, — on venait de jouer Don Juan d’Autriche, — et d’être académicien. Pour conclure, Leconte de Lisle se demande qui réveillera la littérature anglaise endormie. Le sommeil lui semble profond, tandis qu’en France, il salue « le génie régénérateur de Victor Hugo. »

Le nom de Victor Hugo, prononcé avec sympathie, nous amène à rechercher quelles étaient les idées de Leconte de Lisle