Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/687

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvaient pardonner au petit vieillard morose d’avoir limité leurs droits et leur autorité, ils entendaient avoir la main libre, s’affranchir de la tyrannie des bons principes ; ils les tenaient pour de faux principes et les professeurs de vertu pour des intrigans et des brouillons. Ce fut un homme extraordinaire que ce Tsin Shi Wangti, qui dans les dernières années du second siècle avant notre ère, fonda la dynastie des Tsin. Il avait trouvé une Chine féodale, partagée en royaumes ; il en fit un empire unitaire et osa prendre le nom de Hoang-ti ou de roi des rois.

Il construisit partout des forteresses et des routes militaires ; il s’entoura d’une armée de 600 000 hommes, qui lui servit à affermir au dedans sa puissance et à tenir en respect les innombrables cavaliers tartares qui menaçaient ses frontières. Il fut un des plus grands souverains de la Chine, mais il se fit une détestable réputation parmi les lettrés. Les professeurs de vertu lui étaient antipathiques ; dès son avènement au trône, il avait pris en déplaisance ces censeurs incommodes et leurs museaux de furet ; il s’était promis de les remettre à leur place, de les renvoyer à leurs études et à leurs pinceaux : ils étaient nés pour écrire l’histoire, non pour en faire.

Un chroniqueur chinois a raconté qu’au retour d’une expédition victorieuse dans le sud, ce despote génial donna dans son palais une fête à laquelle furent priés les soixante-dix grands lettrés ou professeurs de l’Académie impériale. L’un d’eux se permit de lui déclarer sans ambages que ses confrères et lui-même n’étaient pas contens de leur empereur, qu’il en prenait trop à son aise avec les coutumes établies, avec les maximes et les décisions des sages, avec les lois qui régissent les familles bien ordonnées, qu’il ne faisait rien pour les siens, qu’après avoir réduit sous son obéissance tout le territoire compris entre les quatre mers, il n’avait rien donné ni à ses fils ni à ses jeunes frères ni aux professeurs qui lui prodiguaient leurs conseils, qu’il les laissait vivre en hommes privés, sans les gratifier d’aucun apanage : « Tu n’as d’autre loi que ta fantaisie. Un souverain qui méprise les vieux usages et les leçons de l’antiquité ne saurait prospérer longtemps. »

L’empereur ne sonna mot. Il fit un signe de tête à son premier ministre Li-tsé, qui, prenant la parole, dit en substance : « Il est permis à chacun de gouverner à sa guise, en s’accommodant aux temps nouveaux ; mais c’est une vérité qu’un sot professeur ne comprendra jamais. Il y eut jadis des princes qui rassemblaient autour d’eux des lettrés et se faisaient un devoir de les consulter sur toutes choses. Tu as fondé un empire qui de génération en génération durera plus de