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la direction de Bagtché. Autour de nous évoluent nombre de petits vapeurs et de caïks. Quelques musulmans de condition aisée ont pris place dans les caïks, mais presque tous les spectateurs appartiennent aux colonies européennes. Les femmes, pour la joie de leurs yeux et des nôtres, sont les plus nombreuses, et leurs toilettes claires s’enlèvent en clartés douces sur le fond aux teintes violentes des embarcations. Celles-ci vont et viennent, si serrées qu’à quelques mètres on ne voit plus la mer : les légers mouvemens de ses petites vagues donnent aux couleurs qui la couvrent quelque chose de sa vie. Et tous les yeux sont tournés vers l’espace brillant et vide où, entre l’Europe et l’Asie, va paraître l’empereur.

Il est annoncé pour neuf heures. Elles sonnent et derrière la pointe du Sérail glisse un navire blanc qui vient du large. Lourd de formes et rapide de marche, il apparaît d’abord par le travers, puis il contourne la pointe et s’avance droit sur nous, suivi en ligne de file par un cuirassé et par un croiseur. Les trois navires sont pavoises, le premier porte à son grand mât le pavillon impérial, où l’aigle noir étend ses ailes sur un fond jaune : c’est le Hohenzollern. En entrant dans le Bosphore, les navires de guerre se couvrent de fumée, des éclairs s’allument à la bouche de chaque pièce, et le tonnerre des saluts gronde de la mer à la terre. Le Hohenzollern arrive en face de Dolma-Bagtché, s’arrête ; les deux autres navires, par une belle évolution, passent ù sa droite et à sa gauche, lui présentant leur avant ; et, tandis que leurs équipages poussent des hourras, les ancres tombent.

Sur la rive, Dolma-Bagtché plonge dans le Bosphore ses degrés de marbre, et sur sa terrasse de marbre allonge sa façade basse et démesurément longue, et plate à force d’ornemens. L’on croirait, quand on regarde les caprices princiers du plâtre et du stuc épars le long du Bosphore, que les sultans, par une de ces métamorphoses familières dans le sérail, ont pris leurs confiseurs pour en faire des architectes. Mais la distance efface les pauvretés de ce luxe et ne laisse resplendir que le baiser éblouissant du soleil au front poli de Dolma. Un grand tapis rouge jeté sur la blancheur de la terrasse unit les degrés où clapote le Bosphore à la porte principale du palais. Derrière cette porte est le sultan, invisible comme l’empereur ; mais quelques pachas de sa cour, et mieux encore quelques Albanais de sa garde, debout hors du seuil, annoncent la présence du maître.