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modification profonde. On laissa passer le flot de la littérature de circonstance ; puis on se retrouva tels qu’on s’était quittés la veille. Une fois de plus, on eut la preuve que les dates de l’histoire politique et celles de l’histoire littéraire ne coïncident pas. Les fournisseurs attitrés du théâtre étaient les mêmes et ils fournissaient le théâtre des mêmes articles que ne cessait de réclamer un public qui n’avait pas changé. Tant qu’Augier et Dumas étaient là, il n’y avait à espérer aucun renouvellement. On ne percevait pas les craquemens de l’édifice qu’ils avaient élevé et que soutenait leur présence. Vivre est la grande habileté pour un artiste qui ne veut pas laisser périr la forme d’art qu’il a créée. Après les Fourchambault, Augier quittait volontairement la lutte ; après Francillon, Dumas lui-même ne se souciait plus de hasarder dans des aventures toujours incertaines un nom glorieux. Et comme on n’a pas encore trouvé le moyen d’aller à la bataille sans suivre un chef, on se rangea sous la bannière de M. Becque. Curieux changement de front, et bien fait pour réjouir l’ironie d’un philosophe ! « Quand je me suis endormi, écrit M. Filon, M. Becque frappait à la porte de tous les théâtres avec des manuscrits qu’on s’empressait de lui rendre, et quand il réussissait à faire jouer un drame, on riait à se rendre malade. Cela faisait époque, cela passait en proverbe ; on disait : « rire comme Michel Pauper. » Quand j’ai rouvert les yeux à la lumière des lustres et les oreilles aux rumeurs du monde théâtral, j’ai appris avec un peu d’étonnement que M. Henry Becque était un maître, un chef d’école, très discuté, mais très suivi et très imité, que M. Lemaître le comparait à Molière et que sa candidature à l’Académie française avait été posée sans que personne en parût scandalisé ou égayé. » En fait, la Parisienne et les Corbeaux ont été le point de départ de toute l’évolution du théâtre contemporain. Derrière M. Becque venait, en rangs pressés, l’armée de ses disciples. C’est alors que fut fondé le Théâtre-Libre. On était au mois d’octobre 1887. C’est une date. La courte et orageuse histoire du Théâtre-Libre est au centre de l’histoire du mouvement de rénovation dramatique. Ce n’est pas un mince honneur. Encore faut-il voir comment le Théâtre-Libre a servi la cause de l’art. C’est d’abord et sans doute en portant les derniers coups à un genre à bout de sève, et en tuant ce mort. Mais c’est ensuite, — et on ne l’a pas assez remarqué, — en tuant la propre formule dont il s’autorisait lui-même. Car c’était bien le naturalisme que les auteurs de M. Antoine s’efforçaient d’installer au théâtre, et s’ils y étaient parvenus, ceux qui ont le souci de l’honneur de notre littérature le leur pardonneraient difficilement. Mais il se produisit un curieux