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comme le tyran par définition et par profession de mari. La femme est l’opprimée, pour qui tous les moyens de vengeance sont légitimes. On ne divorce pas assez, mais surtout pas assez facilement. C’est la dernière remarque dont se soit avisée la morale du théâtre. — Ce qui est plus significatif encore, c’est une sorte de transposition qui s’est faite. Car il est juste de le reconnaître : on parle encore du ménage, de la paix du ménage et de ses querelles, de la fidélité et de la trahison. Seulement le ménage dont il s’agit, c’est l’autre : le ménage illégitime. On entend encore des époux invoquer le souvenir de longues années d’une intimité sans nuages, ou se reprocher leurs torts réciproques : seulement on apprend bientôt que ni le maire ni le curé n’ont présidé jadis à leur union.

De même, le théâtre ne s’abstient certes pas de nous introduire dans le monde des filles ; mais le langage y est celui de la bonne bourgeoisie. Inversement, si on nous mène dans la bonne société, c’est pour nous y faire entendre les plus honteux propos. C’est un des effets qui sont devenus classiques et où se complaît l’ironie facile des écrivains. Écoutez ce qui se dit sur la scène : y parle-t-on d’existence rangée, de tenue respectable, et d’une éducation soignée pour les enfans ? n’en demandez pas davantage : vous êtes chez une femme entretenue. Ou bien entendez-vous un argot quasiment incompréhensible, fleuri de termes ignobles ? vous voilà bien renseignés : vous êtes dans le meilleur monde. Toutes les notions sont confondues et tous les mondes sont mêlés. Et ces fantoches grimaçans et trépidans sont emportés dans une sorte de mouvement fou, agités par une gaieté lugubre et par une tristesse à mourir de rire. C’est l’enterrement dansant la sarabande.

Cet aspect de notre théâtre ne pouvait échapper à la clairvoyance de M. Filon non plus qu’à celle même d’observateurs moins perspicaces. Il crève les yeux. M. Filon d’ailleurs ne songe guère à reprocher aux « jeunes » auteurs d’avoir poussé au sombre le tableau. Il les en féliciterait plutôt comme d’une preuve de l’exactitude de leurs peintures. « Je ne vaux rien, tu ne vaux pas grand’chose. Embrassons-nous. » Ce dénouement de la plupart de nos comédies lui semble calqué sur la vie. « Ce serait, dit-il quelque part, l’instant de flétrir M. Becque au nom de la morale ; mais il ne faut pas compter sur moi pour cette besogne. Le mariage, tel que nous le voyons, déformé et corrompu par la vie moderne, me paraît presque aussi méprisable que l’adultère. Rendez-lui sa sincérité, sa beauté, sa sublimité première, et je serai un de ses plus énergiques partisans. Faussée, avilie