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topiques, combien il était fréquent de voir échanger le psautier du moine contre la vielle du jongleur, — quand on ne passait pas alternativement, sous l’œil indulgent des supérieurs, de l’un à l’autre. Parmi les jongleurs montés en grade et devenus troubadours, beaucoup avaient commencé par être clercs : tels Aimeric de Belenoi, Uc Brunet et bien d’autres. « Uc de Saint-Circ était fils d’un pauvre vavasseur du bourg de Saint-Circ, au pied de Sainte-Marie de Rocamadour ; il avait des frères plus âgés que lui, qui voulurent le faire clerc et l’envoyèrent à l’école à Montpellier ; et, alors que ceux-ci pensaient que Uc apprenait les lettres, il apprenait à faire vers, chansons, sirventés, tensons et coblas, et les faits et les dits des vaillans hommes et des vaillantes dames qui étaient alors dans le monde ou y avaient été ; et muni de tout ce savoir, il se fit jongleur. » — Les biographies des troubadours[1] nous citent, comme ayant jeté le froc aux orties, non seulement de pauvres diables à qui eût été réservée dans les ordres une carrière misérable, mais de jeunes nobles, que leur naissance eût pu désigner pour les plus hautes charges, et qui sortirent du cloître par ennui, par coup de tête, par amour, ou simplement pour le plaisir de courir le monde. « Arnaut Daniel était gentilhomme et il apprit bien les lettres : mais il se plaisait aux chansons, et abandonna les lettres, et se fit jongleur… Gaubert de Puycibot était gentilhomme et fut mis tout enfant, pour être moine, en un moustier de Saint-Léonard ; et il savait bien les lettres, et bien chanter et bien trouver ; mais, par volonté de femme, il sortit du moustier, et il s’en vint à celui à qui venaient tous ceux qui, par leur courtoisie, cherchaient à se faire honneur, au preux, au vaillant Savari de Mauléon : et celui-ci l’enharnacha, et il s’en alla par les cours et fit mainte bonne chanson… Pierre Cardinal était issu de parens nobles et de parage, et fils de chevalier et de dame. Et, quand il était petit, son père le mit, pour qu’il devînt chanoine, en la chanoinie du Puy ; et il apprit les lettres, et il sut bien lire et chanter ; et, quand il fut arrivé à l’âge d’homme, il s’enticha de la vanité de ce monde, car il se sentait gai et beau et jeune. Et il allait par les cours des rois et des nobles barons, menant avec lui son jongleur qui chantait ses sirventés. » On vit jusqu’à des gens arrivés à la prébende renoncer à leur bénéfice pour « aller par les

  1. C’est à elles que nous empruntons la citation précédente et celles qui suivent. Elles ont été plusieurs fois publiées : la meilleure édition est celle qu’a récemment donnée M. Chabaneau, au tome X de l’Histoire de Languedoc.