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de déformer les pieds des femmes en les bandant de manière à ramener le talon en avant et les doigts sous le pied, ce qui les obligea marcher péniblement sur la pointe du gros orteil, et engendre une plaie qui ne se cicatrise jamais, est un des exemples de la cruauté chinoise. Les tortures variées, les affreux châtimens infligés par les tribunaux en sont un autre, mais ils paraissent assurément moins terribles à supporter aux Célestes qu’ils ne le seraient pour des Européens. L’idée de faire un marché avec une personne en danger de mort avant de lui sauver la vie, avec un homme tombé à l’eau, par exemple, avant de le recueillir dans un bateau, ne se présenterait même pas à l’idée d’un Occidental ; elle paraît toute naturelle à un Chinois.

La vie humaine a si peu de valeur en Extrême-Orient qu’on y sacrifie aisément la sienne propre par point d’honneur pour un motif même futile, non pas en l’exposant aux hasards peu dangereux d’un duel moderne, mais en se suicidant. Tout le monde a entendu parler du hara-kiri japonais. L’habitude de se tuer n’est pas restreinte à l’Empire du Soleil-Levant, ni aux classes supérieures de la société. Le Chinois, même l’homme du peuple, se suicide aussi par vengeance, par dépit, ou pour éviter ce qu’il considère comme un déshonneur. Ce sacrifice de la vie serait pratiqué jusque par les femmes, s’il faut en croire le récit suivant[1] publié par un journal chinois et qui n’a rien d’invraisemblable. Un jour, une truie, appartenant à une certaine Mme Feng, ayant heurté et légèrement endommagé la porte d’entrée d’une nommée Mme Wang, celle-ci demanda des dommages-intérêts qui lui furent refusés. Une vive altercation s’ensuivit et, en fin de compte, Mme Wang menaça de se suicider. Sur cette affreuse menace, Mme Feng se résolut aussitôt à saisir l’occasion par les cheveux pour devancer son ennemie et la battre par ses propres armes : elle alla se noyer dans le canal. Quant aux suicides de hauts lettrés, ils ne sont pas rares, et récemment encore un censeur, c’est-à-dire un des fonctionnaires les plus élevés de l’Empire, un de ceux qui ont le privilège d’adresser directement des remontrances au souverain, se tuait sur le passage du cortège impérial : simple démonstration politique à l’appui d’un mémoire présenté par lui, concernant je ne sais quel acte du gouvernement, et dont on n’avait pas tenu compte. Les executions

  1. Cité par M. Henry Norman. (Peoples and Politics of the Far East.)