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vérité, qui a toujours chance de se faire jour dans une raison aussi élevée que celle de Votre Majesté. Permettez, Sire, à mon dévouement, qui ne saurait être mis en doute, de vous dire que vous vous êtes engagé dans une voie fatale. Déchirer les traités de 1815, certes, est un but digne de l’ambition de Votre Majesté ; mais il faut les déchirer au moment propice, de façon à ne pas compromettre en un jour l’œuvre que vous avez si noblement accomplie pour votre dynastie et pour la prospérité de la France. La position de l’Empereur dans le monde est aussi grande que peuvent la souhaiter ceux qui vous sont le plus dévoués. S’exposer à la perdre sans compensations certaines, serait une bien grande faute, Sire.

« Une guerre contre l’Autriche pour l’Italie approuvée par l’opinion publique et fondée sur des raisons légitimes peut sans doute tenter l’esprit le plus sage, mais une guerre non motivée, sans alliés, avec les apparences de chercher des aventures et de troubler la paix générale dans un intérêt personnel, dont les chances seraient limitées d’avance, me paraîtrait le plus grand malheur qui pût arriver à l’Empereur et à la France. Tout cela est si incontestable qu’il est impossible que Votre Majesté n’en reconnaisse pas l’évidence. Non, l’Empereur saura s’arrêter à temps et ne s’exposera pas à perdre le prestige auquel il doit tenir avant tout.

« En ce qui me concerne, Sire, le jour où Votre Majesté a chargé à mon insu le prince Napoléon et M. de la Roncière de suivre des négociations aussi délicates, aussi graves, j’avais cessé d’être dans l’esprit de l’Empereur son ministre des Affaires étrangères. Votre Majesté, j’ose m’en flatter, a trop d’estime pour moi, pour avoir pensé que, peu soucieux du respect de moi-même, une considération quelconque eût pu me décider à la servir dans de telles conditions. Je ne puis plus aujourd’hui diriger les Affaires étrangères utilement pour Votre Majesté et honorablement pour moi. Pour être ministre des Affaires étrangères d’un grand pays, il faut inspirer confiance et avoir confiance ; il faut, pour parler avec autorité au nom du souverain, être imbu à un haut degré du sentiment de sa propre dignité et n’avoir à rougir devant personne. S’il en est autrement, on ne peut inspirer aux autres le respect qu’on n’a plus pour soi-même, on n’est plus à la hauteur de sa position, on ne peut rendre que de mauvais services à l’État. »