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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/827

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des fruits et des poissons de marais que les Indiens laissent pourrir avant de les manger, et qui parfois leur donnent la lèpre. Sur le seuil des masures, des adolescens, portant dans leurs bras de beaux coqs de bataille, s’agenouillaient pour leur donner leur leçon d’escrime. Des femmes se mettaient aux fenêtres, les cheveux ruisselans, le sein nu ; et, le toit de leurs huttes caché par le feuillage, les pilotis se confondant avec les troncs d’arbres, on s’étonne de leurs apparitions aériennes, comme si l’aurore éveillait entre les branches des nids de sombres voluptés. Plus loin, j’entrevis, au bout d’une venelle bordée de cocotiers, des jeunes filles qui se baignaient dans une eau dormante. Tout respirait la vie primitive, tout, sauf l’église, les boutiques de Chinois recouvertes de zinc contre l’incendie, et ces mots écrits en rouge sur une misérable cabane : Infirmeria de la Sangre.

Je revins à l’estaminet, où je retrouvai mes hôtes de la veille et don Alberto qui faisait contre fortune bon cœur, car nos officiers avaient perdu au jeu tout ce qu’ils avaient vaillant, et ses bijoux lui restaient pour compte. Nous devions passer la matinée à Tarlac, mais ils nous pressèrent de les accompagner jusqu’à San Fernando, où s’opérait une concentration des troupes. Pendant qu’Aguinaldo et Primo de Rivera échangeaient des émissaires, leurs soldats continuaient à marcher au feu. Ils y marchaient sans entrain, du moins les Espagnols. Les pieds entourés de bandages, que piquaient des gouttes de sang, un petit mouchoir sale noué au cou, leurs compagnies défilaient entre les fougères et les bambous, dans la splendeur des marécages. Les plus fiers ressemblaient à des convalescens. En revanche, les Visayas, petits hommes énergiques aux faces noires, saillantes et impassibles comme des têtes de morts, allongeaient le pas et me rappelaient les turcos dont la vision rapide a traversé mon enfance. Nous restâmes plus d’une heure à la gare : les trains bondés en attendaient d’autres, qui n’arrivaient pas. Rien n’était préparé pour cette mobilisation. Enfin la locomotive s’ébranla, mais le chemin, que la veille nous avions parcouru en six heures, nous en mîmes douze à le refaire.

J’avais en face de moi un lieutenant-colonel, dont la tête mince, juchée sur un grand corps, pétillait d’intelligence et de finesse. Sa bouche, en s’ouvrant, découvrait deux lignes de petites dents serrées et si disciplinées que pas une ne dépassait l’autre. Il nous entretint de ses escarmouches avec les insurgés et de la rage où le jetait cette campagne d’embuscades et de guet-apens. Un invisible