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prend prétexte de ces incidens pour nous confier ce qu’un prêtre savant pensait au XIe siècle sur le rôle des arts dans l’église. « C’est, dit l’écolâtre, une impiété et une absurdité que de former une statue de plâtre, de bois ou de bronze, excepté celle du Seigneur en croix. » Et il ajoute expressément : « Quant à l’histoire des saints, elle doit être racontée aux yeux des fidèles uniquement par l’écriture véridique des livres, ou par des silhouettes colorées peintes sur les parois[1]. »

La déclaration ne saurait être plus catégorique, et le témoignage de l’écolâtre de Chartres, rapproché des paroles fameuses de saint Bernard, nous donne ce qu’aucun docteur n’a formulé clairement : la hiérarchie que l’église de France, au XIe siècle, attribuait encore aux différens arts. La peinture seule était l’art chrétien, destiné à glorifier Dieu et les saints, et à instruire les fidèles. Quant à la sculpture elle était condamnée comme impie ou tolérée comme indifférente. Il lui était défendu de représenter par des statues en ronde bosse « la nature incompréhensible et invisible du Christ-Dieu » et « les âmes glorieuses » des saints : car les gentils, en employant la pierre pour représenter leurs dieux, y avaient laissé des démons. On ne trouverait pas même, avant les dernières années du XIe siècle, un chapiteau sur lequel le sculpteur ait rappelé, par deux ou trois figurines sommaires, quelque scène évangélique ou biblique : l’artisan ne se heurtait point ici à une condamnation formelle, mais à une répugnance instinctive et profonde. Il ne restait donc au tailleur de pierres, pour faire œuvre d’artiste, que la décoration, dont les motifs représentaient, nous l’avons dit, toutes les formes du « paganisme » antique, barbare et oriental. La sculpture était traitée par l’Eglise comme un esclave resté païen, qu’on laissait exercer son industrie suivant ses vieilles traditions, mais aux mains duquel on ne confiait pas les choses sacrées.

Imaginons maintenant notre écolâtre revenu dans la ville de Chartres, un siècle et demi après son pèlerinage à Conques, et voyons-le arrêté bouche bée devant les trois portails couverts de figures sculptées jusque sur le fût des colonnes, et habités par des prophètes, des ancêtres de la Vierge taillés en ronde bosse comme

  1. « Sanctorum autem memoriam humanis visibus vel veridica libri scriptura, vel imagines umbrosae coloratis parietibus depictae tantum debent ostendere (Liber Miraculorum Sanctae Fidis, éd. Bouillet, Paris, 1897, p. 47). » Je trouve ce texte cité dans un important article de M. Albert Marignan (Revue Le Moyen Age, année 1899, p. 58-59).