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conception que nous de la séparation de l’homme et de son œuvre. Sans compter que, si, autrefois, les « mémoires » avaient l’avantage de parer aux indiscrétions du dehors, et de réduire la part des documens intimes qui auraient à être mis sous les yeux du public, c’est un avantage qui, désormais, n’existe plus guère. Les « mémoires » autorisés n’empêchent plus ni la publication d’autres biographies, ni celle de lettres et de confidences : de gros « mémoires » ont été consacrés à Robert Browning et à Mrs Elisabeth Barrett Browning, où l’on pouvait croire que tout y avait été dit, sur leurs amours et leur mariage, de ce que le public avait besoin d’en connaître ; et tandis que M. Sidney Colvin, avec un soin pieux, s’occupe de préparer son «mémoire » sur R. L. Stevenson, deux ou trois dames ont déjà publié des lettres d’amour qu’elles avaient jadis reçues du conteur écossais, ou raconté à leur façon sa vie intime et galante. La vérité est que les Anglais, avec la soi-disant inviolabilité de leur home, sont au moins aussi curieux que les autres hommes de pénétrer dans l’intimité des personnes en vue. N’est-ce pas d’eux que nous vient l’interview ? N’ont-ils pas jusqu’à des revues spéciales où, chaque mois, on leur offre la biographie d’un lord, d’une actrice, d’un évoque et d’une femme-auteur, avec la reproduction d’innombrables photographies de ces célébrités, à tous les âges et dans toutes les poses ?

Ainsi s’explique et se justifie le sentiment qui a porté M. Robert B. Browning à publier dès maintenant, dans leur totalité, les lettres d’amour de son père et de sa mère. Il s’est dit évidemment que bien d’autres lettres du même genre avaient paru en Angleterre qui avaient été lues avec grand plaisir, et que celles-là étaient trop belles pour qu’il eût le droit de les tenir cachées. Et, sans doute, il s’est dit aussi qu’il n’y avait rien dans ces lettres qui, en fin de compte, ne fit honneur à la mémoire de ses glorieux parens : en quoi il a eu tout à fait raison. Car les récriminations mêmes d’Elisabeth Barrett contre son père ne nous choquent, pour ainsi dire, qu’au point de vue littéraire, par leur contraste avec le ton poétique du reste de ses lettres : mais à peine les a-t-elle émises qu’elle s’en repent, et sans cesse elle s’efforce d’excuser son père, et c’est surtout, en somme, pour éviter de le peiner qu’elle se refuse si longtemps à s’enfuir avec son fiancé. De même encore ses allusions aux questions d’argent : nous sommes désolés d’avoir à les lire, comme si nous retombions tout à coup dans une prose banale après de beaux vers, mais nous sentons qu’Élisabeth Barrett, dans les