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se revêt de la pourpre sénatoriale, après avoir dépouillé le manteau ducal, le duc de Liancourt efface en quelque sorte ses premières erreurs par une conduite noble et indépendante. Il habite à la campagne, s’occupe d’agriculture, établit des manufactures qui font déjà vivre, dans sa terre, jusqu’aux enfans de dix ans ; et bientôt il aura recouvré, par son activité et son industrie, 60 000 livres de rente. Cela vaut mieux que de valeter aux Tuileries et à Saint-Cloud, et cela ferait espérer quelque chose de M. de Liancourt, si l’on ne savait d’ailleurs qu’en fait d’opinions politiques, il est incurablement constitutionnel. D’autres hommes de la Cour, qui suivent encore la marche du char révolutionnaire, prouvent, par leur conduite et leurs propos, que les préjugés qui flattent l’amour-propre, ne disparaissent jamais tout à fait. M. de Chauvelin, qui commença si jeune sa carrière politique, aujourd’hui tribun et très humble serviteur de Bonaparte, fréquente beaucoup les sociétés des nouveaux riches et des nouveaux grands. La maison de Mme Récamier est une de celles où il est le plus assidu. Mme Récamier est une femme célèbre ; sa maison est excellente ; elle a des loges à tous les spectacles ; tous les étrangers se rassemblent chez elle ; voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour y attirer Chauvelin. Mais lorsqu’il en est sorti et qu’il se trouve avec ses égaux d’autrefois, il tourne la financière en ridicule ; il la traite comme il aurait fait jadis d’une grisette épousée par un fermier général : « Cela vaut bien, dit-il, nos femmes entretenues de l’ancien régime. » J’ignore si ces propos parviennent à Mme Récamier, mais la chose est très possible. Elle a de son côté la manie de voir les gens de l’ancienne Cour, et soit vanité, soit bêtise, elle se laisse dire par eux les choses les plus dures sans sourciller. Il n’y a pas encore longtemps, qu’on fit courir sur elle dans la société un conte assez ridicule. Elle en fut informée et se plaignit amèrement à un de nos jeunes marquis : « Cela est affreux, disait-elle ; ce bruit va se répandre partout ; que dira-t-on de moi dans le monde ? — Tranquillisez-vous, madame Récamier, répondit le jeune homme, il est un monde au faubourg Saint-Germain qui ne s’informe pas seulement si vous existez. » La belle dame se tut ; et en vérité, après quinze ans de révolution, on peut dire quel’École des bourgeois n’est pas encore une comédie de l’autre siècle.


(Publié par M. le comte REMACLE.)