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IV. — AUJOURD’HUI

Dieu seul est infaillible : la justice humaine peut être trompée sans que la moindre faute lui soit imputable. Il arrive aussi qu’elle se trompe par sa faute. L’opinion publique s’égare lorsqu’elle enveloppe les deux sortes d’erreurs judiciaires dans une même réprobation. Mais il faut excuser l’excès même de son zèle, quand elle demande à la justice de réparer toutes les défaillances de la justice. Il n’y a rien qui doive nous surprendre dans ces émotions violentes qui secouent, à certains momens, un peuple, dès qu’on lui dénonce la condamnation d’un innocent. Or un mouvement d’opinion analogue à celui qui se produisit de 1780 à 1789 s’est dessiné dans notre pays depuis une dizaine d’années. Nous assistons aux mêmes explosions de colère et aux mêmes accès de fièvre.

Un certain Borras avait été frappé d’une condamnation capitale par la cour d’assises de l’Aude : au moment où l’exécution était imminente, on se prit à douter de sa culpabilité ; il fut transporté. Quelques années après, on arrêta, en Espagne, un personnage qui avait pris part au crime et qui, en avouant cette participation, déclara Borras innocent. La presse s’échauffa pour cet homme, ouvrit une souscription en sa faveur et recueillit une somme assez importante. Cependant, il n’y avait ni fausse supposition de meurtre, ni inconciliabilité de jugemens, ni condamnation contre un faux témoin : donc, pas de révision possible. Beaucoup d’hommes politiques prirent le parti de Borras, soit dans l’une, soit dans l’autre Chambre, avec une grande véhémence[1]. Le 2 juin 1890, MM. Laguerre, faisant, Naquet, etc., proposèrent d’étendre la faculté de réviser à tous les cas d’erreur judiciaire, en chargeant la Cour de cassation de statuer directement sur les indemnités réclamées par les victimes de l’erreur ; un crédit de 50 000 francs devait être, en outre, ouvert au profit de Borras. Le lendemain, M. Reinach déposait une seconde proposition, qui conférait aux cours d’appel le droit de statuer sur les indemnités (avec détermination d’un minimum par le législateur) au profit du condamné, de son conjoint, de ses descendans et de ses ascendans.

  1. M. le sénateur Monsservin prétendit, de son côté, « n’avoir jamais vu une affaire criminelle où la culpabilité fût aussi bien établie. » On sait que le gouvernement prit le parti de gracier ce condamné.