Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/890

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rouge, cuivre, bleuâtre ; mais, à la clarté coutumière des étoiles, tout redevenait gris, uniforme, mordu de gelée.

La banquise, comme vous vous en souvenez, avait été battue et tourmentée par les gros temps de l’automne au point de ne former plus qu’un tremblement de terre figé. Ce n’étaient que goulets et ravins, trous pareils à des sablonnières creusées dans la glace, blocs de glaçons épars ne formant plus qu’un avec la surface primitive de la banquise, pustules de vieilles glaces noires qu’une tempête avait refoulées sous la banquise et qui émergeaient de nouveau, galets de glace arrondis, saillies de glace taillées en scie par la neige qui vole devant la bise, et gouffres au fond desquels reposaient trente ou quarante acres d’étendue, à cinq ou six pieds plus bas que le niveau du reste du champ. A courte distance, on eût pu prendre les blocs pour des phoques ou des morses, des traîneaux renversés ou des hommes en expédition de chasse, ou même pour le Grand Ours Blanc Fantôme à Dix Jambes en personne ; mais, en dépit de ces formes fantastiques, toutes sur le point de partir en vie, on n’entendait pas un bruit, ni même le plus faible écho d’un bruit. Et, à travers ce silence et cette désolation où flottaient et s’évanouissaient de soudaines lumières, le traîneau et les deux jeunes gens qui le tiraient rampaient comme des choses de cauchemar, — un cauchemar de fin du monde à la fin du monde.

Lorsqu’ils se sentaient las, Kotuko bâtissait ce que les chasseurs appellent une « demi-maison, » une hutte de neige très petite, dans laquelle ils se serraient avec la lampe de voyage, et ils tentaient de dégeler un peu de viande de phoque. Lorsqu’ils avaient dormi, ils reprenaient leur marche, — trente milles par jour, — pour n’avancer que de cinq milles au Nord. La jeune fille se taisait presque toujours, mais Kotuko se fredonnait et entonnait tout à coup des chansons qu’il avait apprises dans la Maison des Chanteurs, — chansons de l’été, chansons du renne et du saumon, — toutes horriblement déplacées en pareille saison. Il déclarait entendre la tornaque gronder sur ses talons, et, comme un insensé, escaladait un hummock en agitant les bras et en criant des menaces.

A dire vrai, Kotuko fut à très peu près fou pendant ces jours-là ; mais la jeune fille tenait pour certain qu’il était guidé par son bon génie, et que tout arriverait à bonne fin. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsque, à la fin de la quatrième marche, Kotuko, dont