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le loisir de la peindre. Effarées au centre d’une agitation continuelle, manquant de recul, les âmes créatrices, comme celle de Prud’hon se réfugièrent dans l’asile que leur offrait l’étude des temps anciens ou dans les allégories ayant quelque similitude avec les préoccupations présentes. Mais rien n’arrête les rhéteurs au cœur froid ; leur faconde s’exaspère dans le bruit, surtout lorsqu’elle est creuse et sonore. Là où les âmes vibrantes se taisent, faute de se reconnaître, le pédant, au plus fort de la tempête, enfle d’autant mieux la marée de ses périodes montantes. Plus d’un tribun de cette époque nous en donne l’exemple. Aussi la Révolution ne verra-t-elle pas son peintre vivant et vibrant. Il appartiendra à la génération suivante. Car le souffle tragique n’ira pas, infécond, se perdre dans l’espace. C’est par la voie de l’hérédité qu’il pénétrera dans le génie d’un homme pour y faire revivre, comme si celui-ci les avait vus, ramenés sous ses yeux, toutes les impressions, les délires et les drames sur lesquels il a passé.

Cet homme sera Eugène Delacroix. Gros et Géricault ont l’insigne honneur de nous l’avoir préparé, un peu au détriment de leur propre gloire. Tel est le sort des artistes de transition.

Ce sont pourtant deux maîtres considérables parmi l’élite de l’école française ; mais l’autre, quoique d’un talent très compliqué et composite, avec plus de défauts, les éclipsera, pour avoir poussé le drame à une intensité jusqu’alors inconnue. Bien que, d’ordre moyen, les qualités de Gros ne soient ni d’un très grand dessinateur, ni d’un coloriste de premier ordre, on peut affirmer qu’il apporte à ses compositions une entente de l’effet, une ampleur d’ensemble qui fait absolument défaut à son maître David. Si sa Bataille d’Eylau et sa Peste de Jaffa manquent un peu de cet imprévu qui caractérise les œuvres géniales, elles ne sont pas dépourvues de mouvement, de largeur et de nature. C’est plus puissant. Dans sa Bataille des Pyramides, l’artiste est moins original. Ici, comme chez son maître, la recherche outrée du style héroïque aboutit à l’emphase. La peinture de Gros est grasse, mais un peu molle.

Géricault, dans le Naufrage de la Méduse, toile encore trop méthodique peut-être, apporte une tout autre énergie d’attitude et d’expression. Comme le groupe principal, sous les affres de la plus atroce des agonies, se précipite, par un avide et suprême effort, vers le signal de salut ! Il y a là, à la vérité, des cadavres superbes, un peu complaisamment étalés pour équilibrer une