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de 1864 ; en 1864, celle de 1866 ; en 1866, celle de 1870 ; tout est, par lui, tiré de loin dans le temps et dans l’espace. Homme de décision plus que rapide, immédiate, instantanée, s’il montre de l’obstination, c’est seulement quant au but poursuivi : comme il ne s’agit que de réussir, et comme il faut qu’il réussisse, il ne craint pas de changer vingt fois de moyens : quand un outil ne rend pas ce qu’il en espérait, ou ne rend plus ce qu’il en obtenait d’abord, il le jette pour en prendre un autre.

De là, le « décousu » apparent de sa politique. Ceux qui ne sont pas à même, — et c’est presque tout le monde, — de l’embrasser dans son ensemble, ceux qui ne la voient et ne la connaissent qu’à mesure qu’elle se déroule, ceux qui ne la comprennent que fragmentairement, en ses parties déjà réalisées, n’y voient, n’y connaissent et n’y comprennent rien. Ils ont beau le regarder qui taille des lames, martèle des plaques et redresse des tiges : tout cela, à leurs yeux, est un tel bric-à-brac que, ces pièces et morceaux, ces lots de ferraille, il leur est impossible de se figurer comment il les assemblera, eux qui ne les assembleraient pas. Ils disent : « Cette politique n’est que fantaisie et incohérence, et elle va contre son objet, si tant est qu’elle ait un objet. Elle va, en tout cas, contre les aspirations nationales : elle n’est point patriotique. Il ne veut donc pas faire l’Allemagne ? Car, s’il voulait la faire, ce n’est pas ainsi qu’il procéderait ; et s’il voulait l’empêcher d’être, il ne s’y prendrait pas autrement. Il travaille donc pour l’Autriche, puisqu’il l’installe avec la Prusse dans les duchés, au lieu de les remettre tout de suite à son roi ? » Et les diplomates prussiens, ses subordonnés, le morigènent : il est contraint de réprimander d’un ton sévère son ambassadeur à Paris, M. de Goltz, qui étale des plans opposés aux siens[1] ; longtemps on le suspecte ; et, lorsqu’on a, par une porte haute ou basse, ses grandes ou petites entrées à la cour, on le dénonce.

M. de Bethmann-Hollweg signale à Guillaume Ier la conduite de Bismarck comme celle « d’un homme qui court les aventures, bouleverse tout au hasard du butin qu’il pourra faire, ou comme l’attitude d’un joueur qui ponte plus haut à mesure qu’il perd davantage, et enfin lance son va banque. » En trois pages perfides et fielleuses, il l’accuse successivement de manquer « de réflexion et d’esprit de suite dans les idées et dans les actes, » d’être, par

  1. Lettre du comte Robert von der Goltz, du 24 décembre 1863. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 2 et suiv.