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trop à plaindre, ni trop à craindre, ni à négliger, ni à surveiller ; car c’est par le dehors qu’il commence l’Allemagne : c’est du dehors que se construiront l’unité allemande et l’hégémonie prussienne ; là est le nœud de cette question nationale, au prix de laquelle les questions constitutionnelles ne sont que verbiage et divertissement d’oisifs. Le gouvernement sera-t-il libéral ou réactionnaire ? La première chose, c’est que l’Allemagne soit et que la Prusse en reçoive une augmentation d’existence ; le plus pressé est de bâtir la maison : après, on réglera l’horloge[1], M. de Bismarck le voit à merveille, mais l’opposition ne le voit pas, personne ne le voit, et c’est pourquoi, envers et contre tous, sûr d’avoir raison, s’il passe pour n’avoir pas le sens commun, il s’entête.

Il s’accroche au pouvoir, malgré ses dégoûts et ses amertumes, et les blessures quotidiennes dont il est criblé, parce que, sans le pouvoir, on ne peut rien, rien dans l’ordre de l’action, sur le terrain des réalités positives ; parce que, comme il le dira plus tard à M. Thiers : « Il faut avoir des idées, mais il faut les servir par le pouvoir[2]. » Il lui faut donc le pouvoir, mais il ne sent pas moins vivement qu’il lui faut faire produire au pouvoir des résultats qui l’absolvent et le justifient de la manière insolite dont il en use, comme de l’espèce d’usurpation par laquelle il continue à le détenir. Pour son absolution, pour sa justification, il lui faut Sadowa. Et c’est ce qui explique l’extrême tension de ses nerfs en cet après-midi terrible, et comment il suit le sort incertain de la bataille, la main sur la crosse de son pistolet d’arçon[3]. Il sait que, dans une heure peut-être, de la mêlée confuse qui se tord à ses pieds, et où il ne peut plus rien, dont Moltke lui-même est le maître beaucoup moins que le hasard, il va sortir à tout jamais un homme de génie ou un fou. Le succès, qui le lui devait bien, le consacre : alors, nouvelles difficultés. Il a fallu frapper l’Autriche, mais il faut, à présent, que le coup ne laisse point une trace ineffaçable : d’où de perpétuelles chicanes avec l’état-major, avec le Roi lui-même, qui, dans la guerre avec l’Autriche, ne voient que la guerre, et veulent la pousser à bout, épuiser leur triomphe, le signifier au monde par des annexions, punir cruellement l’ennemi d’avoir été le plus faible. Mais lui, Bismarck, qui, dans la

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 63, 66.
  2. J. Klaczko, Deux Chanceliers, p. 160.
  3. Pensées et Souvenirs, t. II.