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plus sûrement que celle du narcotique. Si jamais la Chine nous envahit, eh bien, nous nous ferons croupiers et nous vivrons le plus heureusement du monde aux frais de nos envahisseurs. Nous rattraperons ainsi le salaire de nos domestiques et les bénéfices de nos maîtres ; et nous n’aurons pas même leurs cadavres sur la conscience. Le jeu ne « suicide » ni les gentilshommes, ni les bourgeois de la Chine, ni ses prolétaires. Ruinés, ils regagnent aujourd’hui de quoi se ruiner demain. Le Fantan, ce Monte-Carlo de l’Extrême-Orient, ne prête pas son ombre au balancement des pendus.

C’est une assez misérable demeure de la Rua des Jogos. Les djinrikishas s’alignent dans une cour en boyau. On monte un es- calier de bois, jamais balayé, et le salon des jeux éclairé de quinquets et de lanternes rouges n’est pas plus grand qu’une salle d’auberge. Pour tapis vert, une natte graisseuse étendue sur une table ; des croupiers chinois trônent devant un carré dont les angles sont marqués des numéros 1, 2, 3, 4 ; et derrière un grillage, le banquier fume une longue pipe et crache. Au-dessus de nos têtes une galerie à demi obscure, où l’on grimpe par une échelle, fait le tour de la pièce et forme comme un plafond percé d’un trou qui serait de la grandeur de la table. Un panier plein d’enjeux en descend et y remonte, accompagné chaque fois d’une psalmodie traînante. Le jeu est d’une admirable simplicité. Le croupier prend une poignée de sapèques et la recouvre d’un bol renversé, pendant que les pontes misent sur un des quatre premiers nombres : Quand rien ne va plus, il soulève le bol, et de ses bâtonnets, dont il se sert comme une cigogne de son bec, il compte les pièces de monnaie quatre par quatre ; les dernières représentent le nombre gagnant. Le soir où j’y fus, les joueurs affluaient, alléchés par l’exemple d’un coolie de Canton qui l’avant-veille avait gagné vingt-deux mille piastres.

D’amples marchands chinois se carrent devant la table, y déposent leur portefeuille et leur tasse de thé. De maigres hères, dont la tresse est plus mince qu’une queue de rat et la figure plus sèche qu’une feuille morte, entrent sans bruit, jettent leur piastre, la perdent et disparaissent. Les pires coups du sort n’émeuvent pas la placidité de leur face lunaire. Seulement, pendant l’éternité d’angoisse où le croupier dénombre la monnaie fatale, leurs prunelles luisent, et, à mesure que le tas diminue, les plis silencieux de leurs lèvres murmurent le chiffre qu’ils conjurent ou qu’ils