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encadrées dans des vers de Pouchkine, de Lermontow et de Griboiedow. Les théories d’émancipation, un christianisme dépouillé du dogme, la sympathie pour les humbles, pour les paysans et pour le peuple, l’indulgence pour toute espèce de fautes, la pitié pour la souffrance, la vague religion de l’humanité, la croyance à un avenir meilleur, voilà les tendances plus ou moins obscures que George Sand représentait et qui ont séduit l’imagination russe. Elles ont servi à constituer cet évangélisme qu’on s’est mis, voilà quelque quinze ans, à nous prêcher et qui nous a plu par son air exotique. Certes on a justement fait en nous mettant à même d’apprécier les maîtres d’une littérature étrangère et nouvelle. On nous a rendu service en nous donnant ainsi un moyen de secouer le joug de notre pesant et épais naturalisme. Mais il n’est pas sans intérêt de constater que les idées qui nous revenaient de là-bas, légèrement transformées, étaient des idées françaises et que l’engouement pour Dostoïewsky et pour Léon Tolstoï était un retour démode et un renouveau de faveur pour George Sand, l’oubliée.

... Pourtant le calme s’était fait dans l’âme orageuse de Lélia. Le socialisme l’avait arrachée à ses préoccupations individuelles, et le spectacle du mal social l’avait délivrée de la hantise de ses propres souffrances. Elle retrouvait dans le cadre de la vie de Nohant des émotions lointaines et délicieuses ; et délivrée des influences extérieures et toutes proches, elle laissait affleurer les impressions les plus anciennes, les plus profondes, celles où il y avait le plus d’elle-même. De nouveau elle s’enchantait de son rêve optimiste et en imprégnait de beaux contes, comme au temps de sa petite enfance, alors qu’entre ses quatre chaises, elle composait en imagination pour elle seule des romans où il y avait déjà des longueurs. Mais ses idées d’antan continuaient leur chemin par le monde et apportaient à d’autres les atteintes du mal dont elle-même s’était guérie. Ainsi s’exerce l’action de ces âmes exceptionnelles. Elles ressentent avec une intensité extraordinaire les mêmes maux que d’autres moins délicates ou plus patientes avaient trouvés supportables et elles crient leur souffrance. La secousse une fois donnée se propage. Leur tourment sera le nôtre ; il entre comme une partie intégrante dans la conscience universelle ; et notre vie morale, compliquée d’autant, en devient plus inquiète et plus douloureuse.


RENE DOUMIC.