A chacun son métier ! Victor Cherbuliez n’a pas cru que le sien fût de se mêler aux agitations de la place publique. Non pas du tout qu’il affectât de les mépriser, ou qu’il fit peu d’estime de ceux qui les affrontent ! Il était trop intelligent ! Il aimait trop son pays ! Il savait trop que la politique finit toujours, comme on l’a dit, par s’occuper de ceux qui ne s’occupent pas d’elle ! Mais il pensait que, dans l’ardente confusion des partis opposés, il appartient à l’homme de lettres, à l’observateur philosophe, de jouer un rôle de modérateur ; il croyait que la première condition de ce rôle est d’avoir renoncé pour soi-même à toute ambition ; il avait appris, aux clartés de l’histoire, que l’autorité de l’écrivain, la confiance qu’on lui accorde, le crédit qu’on lui prête, ne sont faits de rien tant que de son absolu désintéressement. Et, parce qu’il le savait, il a de bonne heure conformé sa vie à ce haut idéal ; et, j’oserai le dire, ceux qui l’ont regretté pour lui n’ont en vérité compris ni l’élévation de sa pensée, ni la grandeur de son renoncement.
Ils ont également ignoré ce qu’il y avait en lui de sensibilité profonde, comme aussi bien, Messieurs, en tant d’ironistes, qui ne se servent guère de leur ironie que comme d’une défense ou d’une sauvegarde contre la curiosité banale et l’indiscrétion hostile. C’est ce que l’on voit bien, même dans ses romans, où, sous l’ironie de la forme, on sent circuler et courir, pour ainsi parler, tant de pitié, tant d’indulgence, et tant de réelle bonté. C’est ce que l’on vit mieux encore quand le malheur l’atteignit ! Il se sentit comme désemparé, quand, après avoir fait tout ce qu’il était possible humainement de faire pour la disputer à la mort, il perdit la femme de cœur, l’épouse attentive et vigilante qui lui avait pendant tant d’années assuré la tranquillité de son prodigieux labeur. Et à cette perte irréparable quand vint s’ajouter, il y a quelques mois, quelques jours à peine, la perte d’un fils qui était son orgueil et sa joie, son cœur acheva de se briser ; et c’est alors qu’on put bien dire qu’il crut sa « destinée manquée. » Pardonnez-moi, Messieurs, d’insister sur ces tristes détails. Ils achèvent de peindre l’homme et de vous le montrer tel qu’il fut, sensible et bon, généreux et tendre. Ils me ramènent au début de ce discours. Ils feront entendre à ceux qui n’ont pas connu Victor Cherbuliez ce que nous regrettons de lui : l’alliance en lui du plus rare talent et de la plus complète humanité. Ils expliqueront et ils excuseront ce que j’ai cru pouvoir mettre de personnel et d’intime dans ces quelques paroles d’amical adieu.
Car le nom de Victor Cherbuliez est sans doute assuré de survivre,