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qu’une fillette leur apporte la soupe. C’étaient bien des paysans, mais de quel sauvage pays ! Encore un tableau que je n’ai pas revu à l’exposition générale du maître. Il me semble que le peintre n’a rien fait de plus farouche que ces hommes couleur de terre cuite, la face trouée d’yeux aveugles, le crâne déprimé par l’empreinte du feutre, les poils laineux et collés, les oreilles écartées, les bouches lippues ; rien de si raide que leurs jambes serrées dans la gaine du pantalon dont les genoux ont distendu la bure en une boursouflure irréductible ; rien de plus étouffant que cette atmosphère jaune comme si elle était l’effluve de tout ce froment que chauffe un morne soleil. Je ne crois pas que le maître ait jamais fait preuve de plus âpre éloquence et de plus étrange caractère. La fatalité qui condamne ces êtres à cet implacable labeur semble bien une punition d’un Dieu irrité. Cette peinture, pour ainsi dire cuite au furieux soleil, cette toile austère et terne avec sa terre d’amadou, exhalait mystérieusement la stupéfiante chaleur qui brûle les sillons sous la canicule : embrasement morne où l’homme souffle, étouffe et sue.

Cette œuvre impressionna diversement l’opinion. Théophile Gautier en loua le côté farouche et fatal ; Paul de Saint-Victor s’en indigna, avec une cruelle éloquence, comme d’un hommage rendu à la stupidité. Dans tous les cas, un homme venait de se révéler, un âpre amoureux des champs ; nous aurons occasion de le retrouver. J’en gardai une émotion profonde, bien que je me sentisse entraîné vers la nature par un tout autre sentiment, par son attrait abondant et voluptueux. À ce même salon, en même temps que Millet, j’avais essayé mon premier tableau rustique, un Retour de Moissonneurs au soleil couchant.

Mon ami Gustave Brion y avait deux tableaux d’un bon sentiment de nature : Une Récolte de pommes de terre pendant l’inondation et des Schlitteurs de la Forêt Noire. Ce début promettait beaucoup. Il fut suivi de succès relatifs, sans toutefois réaliser les espérances des admirateurs du peintre. Son talent ingénieux et se pliant a tout se laissa parfois influencer par la banalité de certains amateurs. Il eut le tort aussi de ne plus quitter son atelier. Il aurait dû se retremper à l’air de son pays, dans le vigoureux arôme des sapins.

La préoccupation des scènes rustiques était dans l’air. Beaucoup de peintres y arrivaient ensemble sans se connaître et ne pouvant s’influencer mutuellement. Courbet continuait à occuper