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hommes, et ils ont peur de ces grands êtres qui paraissent si forts. Je les enferme dans une boîte où j’ai mis un peu de drinn ; et je les entend fureter, gratter, pousser de petits cris plaintifs et saccadés qui semblent des sanglots.

Décidément, ils pleurent, mes lézards, pauvres bêtes de soleil emprisonnées dans un cachot obscur. Mon cœur saigne et je les mets dehors. Leur regard étonné se pose un instant sur moi, reconnaissant peut-être ; ils filent ensuite très vite, comme s’ils craignaient qu’on ne se ravisât. Retrouveront-ils leur habitation coutumière ? Ne mourront-ils pas perdus dans le désert ? Quand je pense à ce bonheur de bêtes que j’ai troublé, un regret me serre le cœur.

— Pourquoi tu les as lâchés, Monsieur ? me demande Abdallah. C’est très bon à manger.


Déjà le crépuscule a assombri la terre qui fait un disque noir sous le firmament clair d’étoiles ; nous n’arrivons pas et la fatigue commence à nous appesantir. Je rejoins Abdallah et le guide qui marchent en tête, découpant sur le ciel leurs hautes silhouettes d’hommes-chameaux, d’animaux fantastiques.

— Quand arriverons-nous ?

Mais les Sahariens, pour qui toutes les heures s’écoulent indifférentes dans la grande monotonie des choses, n’ont pas la notion du temps : Abdallah consulte le guide.

— Le cheikh ne sait pas. Mais, si tu veux, on campera ici.

Ce n’est pas ce que je veux ; je veux savoir si nous sommes loin du point fixé pour l’étape. Je renouvelle ma question à Abdallah, qui s’efforce de la faire comprendre à Bou-Djema. Peine inutile !

— Le cheikh ne sait pas. Mais il dit que nous arriverons ce soir, s’il plaît à Dieu. ;

Nous arrivons en effet, en pleine nuit noire. Pourquoi s’arrêter ici ? Il n’y a rien que le désert. C’est un point de l’étendue vide, un point semblable aux autres, sans même un nom. Les jours suivans, il en sera encore de même. Ici, c’est le désert absolu : tout est pareil, innomé.