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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/900

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un échec grave l’attendait en retour, un échec qui allait modifier toute son existence, et influer d’une façon décisive, non seulement sur sa vie, mais sur son esprit, sur son caractère, sur son être tout entier.

A force de jeter follement, aveuglément, l’argent par les fenêtres, Lauzun était alors à deux doigts de sa ruine. Habitué à dépenser sans compter, élevé dans l’idée qu’il n’aurait jamais à compter, ne sachant pas ce que c’était que compter, il avait épuisé en un très petit nombre d’années un patrimoine de huit à dix millions et se croyait appelé à en gaspiller bien d’autres, quand, un beau jour, ses hommes d’affaires essayèrent timidement de lui représenter qu’ils étaient à bout de ressources. Tout d’abord, il ne comprit pas ; il ne voulut pas comprendre. Lauzun obligé de lésiner, Lauzun sans argent, Lauzun ruiné, c’était un événement tellement extraordinaire que personne ne pouvait y croire, et Lauzun moins que personne. Il fallut cependant bien s’avouer la triste réalité. Et alors se posa cette inquiétante question : comment continuer à mener avec rien un train de six cent mille livres de rentes ? Et nous disons avec rien ; ce n’est pas avec rien qu’il faut dire, c’est avec moins que rien, avec des dettes énormes, écrasantes. Déjà les créanciers devenaient exigeans et parlaient de pratiquer des saisies, d’expulser de son hôtel Mme de Lauzun, — car il existait, pour son malheur, une duchesse de Lauzun. — Lauzun, réduit subitement aux expédiens, ne désespéra cependant pas de cette situation sans issue. Un moment, il crut trouver le salut dans une association financière avec le prince de Guéménée, quand la retentissante faillite de cet autre écervelé vint au contraire aggraver sa position déjà si critique. Ce fut alors qu’admis dans le cercle de la Reine, il tenta d’utiliser cette faveur pour obtenir du Roi les crédits nécessaires au rétablissement de sa fortune, pour se faire délivrer notamment des lettres d’inviolabilité qui l’eussent mis à l’abri des poursuites de ses créanciers. Encore que ce calcul peu honorable ne soit pas entièrement démontré, il semble bien ressortir des lettres du comte de Mercy-Argenteau à Marie-Thérèse : « Pendant ce carême, écrit Mercy à la date du 18 mars 1777, la reine (Marie-Antoinette) a repris l’habitude de passer plus fréquemment ses soirées chez la princesse de Guéménée, qui réunit chez elle le double inconvénient du gros jeu et d’une compagnie fort mêlée.