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en dehors même de toute considération historique, il y a dans ces pastels une délicate et légère poésie qui suffit à leur assurer un attrait immortel. La Tour, Perroneau, Liotard, pour ne point parler de Siméon Chardin, ces pastellistes admirables ont poussé bien plus loin que la Rosalba la maîtrise du métier et l’expression vivante : mais vainement on chercherait chez eux la fantaisie qui anime les figures de l’artiste vénitienne, se détachant sur les tons gris des fonds comme de pâles fantômes étranges et charmans. Et, si l’on ne s’était aussi souvent moqué du collectionneur Mariette, qui déclarait les figures de la Rosalba « incorrectes comme celles du Corrège, » mais aimables comme elles, je serais tenté de trouver qu’il avait raison : sans compter que, jusque dans l’imitation du Corrège, cette femme a toujours su garder les grâces de son sexe, et que son art est le plus féminin qu’il y ait eu jamais.

On se tromperait fort, cependant, à vouloir se représenter la Rosalba elle-même sur le modèle de ces piquantes jeunes femmes au sourire pervers, que, durant un demi-siècle, elle s’est plu à peindre sur le papier ou l’ivoire. Ni par l’apparence extérieure, ni par le caractère, elle ne leur a ressemblé. Avec tous ses rêves de poète, et malgré ce délicieux prénom de Rose-Blanche, qu’elle avait reçu au baptême et qu’on croirait inventé à dessein pour désigner ses blanches figures, c’était simplement une petite bourgeoise, courtaude et grassouillette, pratiquant en conscience les devoirs de sa profession. Elle avait à entretenir ses parens, ses sœurs, des fillettes orphelines qu’elle avait recueillies ; et, pour y parvenir, elle acceptait toutes les commandes dont on voulait bien la charger : portraits, groupes, allégories, au pastel ou à l’aquarelle, tout cela payé d’après un tarif invariable. D’un portrait en miniature elle demandait cinquante sequins ; d’un portrait au pastel, de vingt à trente sequins, suivant qu’on désirait l’avoir, « sans mains, ou avec une main, ou avec les deux mains, » ou enfin avec « un bouquet de fleurs dans l’une des mains. » Pour quelques sequins de plus, elle peignait sur les genoux du modèle un singe ou un chien. Avec cela très simple, dans ses toilettes comme dans sa manière de vivre, très naïve, sans ombre de vanité, ni de prétention. « Personne plus que moi n’aime la gaieté, — écrivait-elle dans son Journal, — mais je veux l’avoir en famille. Et, bien que le divertissement soit le meilleur remède à nos souffrances, je crois qu’on n’en doit user qu’avec modération. Je peux hardiment affirmer que personne n’a