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Salmeron et de Castelar. A la vérité, cet accord durait depuis plusieurs mois sans que le moindre dissentiment l’eût troublé. Quand l’un était le chef du gouvernement, l’autre occupait le fauteuil de la présidence des Cortès : c’étaient les duumvirs de la République. Mais cette heureuse union allait faire place à un état de sourde hostilité. L’antagonisme commença par quelques divergences de vues et de légers froissemens ; il devait aboutir, après deux mois de tiraillemens et de pourparlers où l’on ne put s’entendre, à la rupture et à un conflit.

Moins de six semaines s’étaient écoulées depuis que les Cortès avaient suspendu leurs séances, quand les premiers symptômes de discorde apparurent. Les députés intransigeans, qui s’étaient tenus cois depuis le lamentable effondrement de M. Pi y Margall, recommençaient à faire parler d’eux ; ils organisaient des conciliabules, à petit bruit, sous la présidence du vieil Orense, ou de Figueras, revenu de sa fugue au delà des monts, et qui, désespéré de n’être plus rien, se remettait à ourdir dans une ombre discrète ses intrigues. Sans doute les Cortès étaient prorogées ; mais elles reprendraient leurs séances au 2 janvier, et on disposait, d’ailleurs, d’un instrument dont on pouvait jouer très utilement ; je veux parler de la commission de permanence que les Cortès, selon la coutume des assemblées souveraines, avaient laissée derrière elles, pour monter la garde.

On sait comment, en règle générale, les commissions de permanence conçoivent leur rôle. Elles le prennent de très haut avec les ministres, les font comparaître comme des accusés, et, sous couleur de sauvegarder les libertés publiques, s’évertuent à mettre des bâtons dans les roues. La délégation parlementaire nommée en septembre ne pouvait manquer à cette louable coutume. Elle s’empressa d’instituer le jeu traditionnel, et tout naturellement, M. Salmeron, qui la présidait, y prit goût. Lui aussi il aurait pu dire : Je suis leur chef ; il faut bien que je les suive ! — Il se laissa peu à peu reconquérir par les passions, par les idées de secte ; il redevenait le métaphysicien politique qu’il n’avait, au fond, jamais cessé d’être. Ce Byzantin ratiocinait, le cerveau rempli de ses formules d’école, tandis que Castelar oubliait tout pour la patrie. Je crois bien aussi que l’humeur agressive de M. Salmeron devait provenir d’un certain état d’âme qui ressemblait fort à l’envie. Il avait eu beau renoncer au pouvoir volontairement, par un point d’honneur de théoricien ; ce qu’il n’avait su ou voulu