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1895, dans une sorte de testament : « Nous autres révolutionnaires, nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les illégaux. Les partis d’ordre crient le mot de désespoir d’Odilon Barrot : La légalité nous tue. Les socialdémocrates exigent aujourd’hui, comme condition absolue d’admission aux congrès internationaux, la reconnaissance exclusive de cette tactique, de cette conquête des pouvoirs publics, qu’ils répudiaient autrefois avec mépris ; ils se montrent fort intolérans, non seulement à l’égard des anarchistes, mais aussi envers les syndicaux, qui leur opposent la grève générale, la révolution des bras croisés. Mais il ne faudrait pas croire qu’ils excluent la violence : ils l’ajournent, jusqu’au moment où ils pourront l’exercer légalement. Car il n’y a pas seulement, remarque M. G. Sorel[1], la violence qui se déchaîne les armes à la main : il y aussi, d’après Marx, la violence concentrée et organisée, la force de l’Etat, la guillotine légale. M. G. Sorel cite, sans le nommer, un socialiste très légalitaire qui avouait que, pour instaurer le nouveau régime, il faudrait abattre cent mille têtes. Après cette petite opération, le droit pourrait devenir une réalité. Pour d’autres, au contraire, tels que M. Millerand, les socialistes doivent surtout « avoir peur de faire peur, » voiler la tête de Gorgone, prêcher un socialisme rassurant. C’est ainsi que M. Jules Simon nous promettait jadis la « République aimable. »

La conquête des pouvoirs publics, la nécessité de gagner un nombre toujours croissant d’électeurs, modifiait considérablement la tactique du parti. C’est chez les ouvriers des villes que les marxistes ont cherché leur première clientèle : la doctrine de Marx est taillée sur mesure pour les ouvriers de la grande industrie. Mais ceux-là mêmes qui sont animés de l’esprit révolutionnaire, veulent, avant tout, rendre leur situation meilleure. Les intérêts corporatifs, l’organisation syndicale, les inspecteurs ouvriers, les caisses de secours, etc., passent au premier plan. Candidats et députés sont obligés de tenir grand compte de ces sentimens et de ces désirs, de revendiquer la réforme ouvrière, le socialisme d’État. La tactique marxiste reçoit une première entorse, puisqu’il s’agit d’améliorer le sort des ouvriers dans la société présente, par suite de retarder la révolution. On s’en tire en accolant un programme minimum, un programme de réformes,

  1. La Crise du socialisme.