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environ 300 000 francs de salaires, dont subsistaient plus de 450 000 personnes[1]. A la Havane même, la fabrication tant des cigares que des cigarettes[2] n’occupait pas moins de 18 000 à 20 000 ouvriers qui, avec leur famille, font une population de 15 000 à 50 000 âmes sur 200 000, le quart de la ville. Ce sont eux surtout qui ont pâti d’une crise dont la « démocratisation » du tabac n’est pas la seule cause.

Les États-Unis achètent toujours leur provision à Cuba, mais, au lieu de l’en tirer à l’état de produit fabriqué[3], ils l’en tirent plutôt à l’état de matière première : des manufactures ont été établies en territoire américain, et il y a sur ce territoire trop de gens avisés qui courent après la fortune pour qu’ils n’aient pas vu la nouvelle chance d’enrichissement qui passait. Aussi l’ont-ils bien vue, et aussi ont-ils supputé qu’avec les bienfaits d’une paix durable et d’un gouvernement stable, de la sécurité garantie aux producteurs et de la loyauté garantie aux amateurs, — en partie peut-être détournés par la fraude ; — avec l’apport nécessaire d’intelligence, d’activité, de capital et de travail, les 240 000 balles qui jadis formaient le contingent de la Vuelta Abajo arriveraient à 500 000, et qu’il en serait de même dans la Havane, dans las Villas et les provinces orientales[4]. Et quand, ayant le kentucky à 0 fr. 85 le kilogramme, les Etats-Unis auront par surcroît les tabacs cubains à 1 fr. 85, 2 fr. 50 et 2 fr. 70[5], ils en tiendront pour tous les palais et pour toutes les bourses ; et quand, fournissant déjà près de 500 millions de livres (pounds) sur les deux milliards environ qui sont consommés dans le monde, ils disposeront en outre des 62 millions de livres que produit Cuba et des 8 800 000 livres qu’y ajoute Puerto-Rico ; quand, pour le tabac comme pour le reste, ils auront monté un de ces trusts gigantesques à l’abri desquels ils mettent la main sur tout ce qui se crée, s’utilise ou se gaspille par les hommes[6],

  1. Voyez Mestre Amabile, la Question cubaine, d’après le livre de M. Rafaël M. Merchan, Cuba. Cf., du même M. Merchan, Variedades ; 1 vol. in-16, Bogota.
  2. M. Porter, Industrial Cuba, p. 313, estime à 3 millions ou 4 millions de dollars (15 ou 20 millions de francs) la valeur des cigarettes fabriquées à Cuba.
  3. En 1896, par suite de l’application du haut tarif américain, l’importation de cigares de Cuba aux États-Unis est descendue à 60 millions, de 188 millions qu’elle atteignait en 1887. La diminution se faisait d’ailleurs sentir sur l’ensemble de l’importation du tabac, en de telles proportions qu’on peut se demander s’il n’y avait pas dans ce tarif comme une machine de guerre.
  4. Robert P. Porter, d’après M. Gustave Bock, Industrial Cuba. p. 312.
  5. D. Pablo de Alzola y Minondo, Relaciones comerciales, p. 73.
  6. C’est commencé. Avant l’occupation américaine, les principales compagnies pour l’exploitation du tabac étaient : 1° the Henry Clay and Bock Company limited (au capital de 2 500 000 dollars) ; 2° the Partagos Company (anglaise ; au capital de 1500 000 dollars) ; 3° H. Upmann and C° (allemande) ; et 120 autres marques de moindre importance. Depuis l’occupation, il s’est créé, sous le titre de the Havana commercial Company, un syndicat américain qui du premier coup a absorbé quatorze factoreries. — Porter, Industrial Cuba, p. 306.