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l’individualisme va détruire l’harmonie générale ; chaque détail est traité pour lui-même et on fait un sort à chaque mot. La phrase se contourne, le mot s’alambique ; c’est tout le travail de la préciosité. Ici encore, par le jeu des contrastes, en même temps que le goût se raffine, il s’éprend des effets violens et se complaît dans un réalisme grossier que n’éclaire plus aucun rayon d’idéal, que ne légitime aucune préoccupation de morale.

L’écrivain devient un virtuose qui, n’attachant plus aucune importance aux choses qu’il dit, ne s’occupe que de la façon de les dire, et met sa coquetterie à pouvoir parler de tout agréablement sans avoir rien à dire qui en vaille la peine. L’exemple de Lucien nous offrirait de ce type le spécimen le plus complet et d’ailleurs le plus séduisant. Celui-ci a d’éminentes qualités, de l’esprit, de la souplesse, du bon sens, une grande variété de connaissances. Il possède toutes les ressources de son métier et les met en œuvre avec une incomparable habileté. Né dans une autre époque, engagé au service d’une cause généreuse, obligé d’aller jusqu’au bout de ses idées et d’envisager la vie avec sérieux, il aurait pu être l’égal des hommes de génie. Sa destinée ne le lui a pas permis et elle lui a imposé tous les défauts de son temps. Donc il se joue à travers tous les sujets, les effleure l’un après l’autre, et s’amuse au spectacle de ses propres contradictions. Un parti pris de continuelle raillerie l’empêche d’être vraiment intelligent. Il ignore ce qu’il y a de meilleur dans l’âme de ses contemporains, il méconnaît ce qu’il y a de plus noble dans l’âme humaine. Ambitions, déceptions, espérances confuses, erreurs douloureuses, efforts sans cesse trompés, jamais découragés, tout ce qui rend respectable, et pitoyable la vieille humanité souffrante, ce n’est pour lui que le thème des jeux d’esprit les plus impertinens. Sa gaieté mesquine manque aussi bien de la franchise des grands rieurs et de l’âpreté des satiriques pour qui le rire est une arme de combat. Son ironie mobile et paresseuse lui semble un gage incontestable de sa propre supériorité ; elle n’atteste que le dessèchement de son cœur, la faiblesse de sa volonté, l’incapacité où il est de prendre parti ; elle n’est signe que d’impuissance.

Autour de cette vaine littérature l’air va chaque jour se raréfiant. Car un public d’oisifs, dont aucun intérêt commun ne maintient la cohésion, en vient nécessairement à se désagréger, et à s’éparpiller. De petits groupes se forment, des cénacles étrangers l’un à l’autre, rivaux ou hostiles, et dont le caractère est justement d’être impénétrables et inaccessibles. On a commencé par écrire pour les lettrés ;