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ce cœur, comme le nôtre, comme celui de tous ceux que l’ardeur de la lutte n’a pas momentanément égarés, est accessible à la commisération. L’idée de la justice et le sentiment de la pitié n’ont rien d’inconciliable. Comment ne pas s’avouer à soi-même que Dreyfus, en l’admettant coupable, a subi une peine plus dure que celle que les juges de 1894 avaient entendu lui infliger ? Ils l’avaient condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée ; mais avaient-ils prévu, avaient-ils voulu les aggravations matérielles et morales qui ont été ajoutées au châtiment, et qui n’étaient pas dans la loi ? Rien de tout cela n’était dans sa peine primitive. Voilà, sans doute, les circonstances atténuantes que les juges du Conseil de guerre ont appréciées, et qu’ils ont exprimées comme ils ont pu, c’est-à-dire de la seule manière que la loi leur offrait. Peut-être auraient-ils fait encore davantage si la loi le leur avait permis. Elle ne leur permettait de descendre que de deux degrés dans l’échelle des peines. Un degré de plus les aurait conduits au bannissement : qui sait s’ils n’ont pas regretté de ne pouvoir pas aller jusque-là, et s’y arrêter ? En tout cas, ils ont donné une indication dans le sens de la clémence et de la pitié, et, bien loin de le leur reprocher, comme une contradiction, il faut, au contraire, les louer d’avoir mesuré la souffrance déjà endurée, et leur savoir gré de s’être montrés compatissans.

Peut-être, aussi, ont-ils voulu dire qu’ils ne rendaient pas Dreyfus responsable de l’odieuse campagne qui a été menée à propos de lui, mais à son insu, et sans qu’on puisse lui en attribuer la moindre part. Ses prétendus amis l’ont bien mal servi ! Toutefois, il n’était pas juste de lui faire expier leur faute ; et, si les membres du Conseil de guerre ont tenu à ne pas le faire, c’est encore chez eux un scrupule qui les honore. Cette campagne va-t-elle se continuer ? On l’annonce ; on le fait même avec fracas et avec violence. A voir le beau résultat qu’elle a produit, il serait plus judicieux et plus prudent d’y renoncer. Qu’espère-t-on désormais ? Reprendre l’affaire Dreyfus, et la conduire à une nouvelle re vision ? Ceux qui se bercent d’un espoir aussi chimérique sont assurément peu nombreux : en tout cas, leurs illusions ne tarderaient pas à se dissiper. L’effort qui a été accompli en faveur de Dreyfus a atteint en puissance et en efficacité tout ce qu’on en pouvait attendre. On a découvert des faits nouveaux qui ont permis de reviser la première sentence ; mais, après avoir fouillé et refouillé l’affaire dans tous ses replis, comment pourrait-on aujourd’hui y trouver et en faire jaillir d’autres faits nouveaux ? Dreyfus n’a plus rien à espérer que d’une mesure gracieuse, et ce n’est certainement pas par la menace