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un grand artiste ? Je n’en doute pas, si la mort n’en avait fait un héros tombé, jeune, comme le souhaitaient les Grecs, et pleuré par la patrie.

Le tableau de cette mort était digne d’être peint par un autre artiste ardent, De Neuville, qui peut-être s’en fût inspiré, si lui-même, il n’eût trop tôt suivi dans la tombe son vaillant camarade. Alph. de Neuville avait toutes les qualités du peintre militaire ; la fougue et la flamme pour animer ses combats et l’amour ardent de la patrie, au point de ressentir la douleur de ses plaies. Ne discutons pas son art ; acceptons le tout entier comme une vibrante manifestation de dévouement chevaleresque.il se compose en grande partie de grandes esquisses admirablement justes de mouvement et d’expression, prises sur le fait avec leur coloration et leurs effets toujours bien appropriés. Il avait débuté, encore adolescent, il y a bien longtemps, par une Bataille d’Inkermann, où, à côté d’inexpériences inévitables, on remarquait déjà toutes ses qualités naissantes. Puis, pendant plusieurs années, il ne donna que des toiles ordinaires, jusqu’au moment où la rage de nos défaites lui inspira les œuvres si vivantes qui font honneur à notre école. Il mérite sa statue. Comme homme, De Neuville, très beau garçon et toujours tiré à quatre épingles, ne laissait nullement deviner l’âpreté de son talent. Cœur généreux, il se réjouissait du succès de ses camarades autant que des siens propres : demandez-le à Détaille, qu’il aimait comme un frère.

Un jour il aperçut chez M. Goupil ma Ronde de la Saint-Jean qui venait d’y arriver. Il en fut content, et je ne saurais dire avec quelle joie il me l’écrivit aussitôt. Cette brave lettre, je la conserve parmi mes plus précieux autographes.

Avant d’aborder G. Moreau, disons quelques mots de son ami intime : Elie Delaunay.

Cet excellent peintre, qui mourut sans avoir pu terminer son œuvre principale, sa peinture murale du Panthéon, était un laborieux tranquille et lent, mais dont les aspirations ne manquaient pas de noblesse et qui mettait de l’énergie à l’accentuation des types. Nature réservée, fermée, et quand même sympathique, Delaunay avait la parole rare et légèrement ironique, et même l’air dédaigneux, bien qu’il ne le fût nullement. Il recherchait la solitude, et pourtant ce n’était pas un rêveur ; il l’aimait par esprit d’indépendance. Il a fait de bons tableaux, jamais vulgaires, d’un style sévère, comme cette Cène très remarquée,