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Autant que la sensibilité de l’Espagnol, sa volonté indomptable, mais également bornée, se ressent du manque d’un haut développement intellectuel. La lutte longue et monotone contre l’ennemi n’a fait que la tendre encore et la raidir. Elle n’en a pas moins des qualités de mâle vigueur qui sont dignes de profonde estime, malgré le manque de ces élans de tendresse et d’humanité qui excitent plus particulièrement la sympathie. Mais la volonté de l’Espagnol, gravitant sur soi, se répand mal au dehors en grandes initiatives : elle agit moins qu’elle ne souffre ; elle résiste, se prive et peine.

Le mélange du sang européen et du sang arabe est sans doute une des causes de cette universelle aspiration au grand et au noble qu’on retrouve par toutes les Espagnes. Jusque dans la simple conversation, on est frappé par la solennité des manières et du langage. Kant remarque que le badinage familier du Français est antipathique à l’Espagnol ; ce qui n’empêche pas ce dernier de s’amuser, aux jours de fête, par des chants et des danses ; mais « le fandango lui-même, dit Kant, comporte un certain sérieux. » Des paysans d’Andalousie, galans comme des chevaliers, « orgueilleux comme des princes, » élégans comme des artistes, vantards comme des Gascons, se piquent, sinon par la race, au moins par les manières, d’être gentilshommes. Tel mendiant, à la porte d’une cathédrale, vous tendra la main, comme chacun sait, avec la dignité d’un hidalgo. Dans un de ses voyages, Mme Arvède Barine avait demandé son chemin, puis donné de la monnaie à un mendiant de Grenade ; ce dernier indiqua le chemin d’un geste large, souleva dignement son feutre percé et « rendit la monnaie. » Un salaire eût été vil, l’aumône est noble ; un mendiant d’Espagne ne saurait déchoir.

Le défaut de liaison naturelle qui se manifeste dans la configuration de la péninsule a exercé une influence sur le caractère et sur les destinées des populations. La communauté d’une longue série d’événemens historiques, luttes et souffrances, aurait dû produire une fusion complète des divers groupes. Par malheur, le pays est « naturellement morcelé »[1]. Le régionalisme reste « incrusté » dans l’âme de ces populations, encore plus séparées du reste de l’Europe qu’isolées entre elles. Opposer l’individualisme anglo-saxon ou germanique au socialisme des nations

  1. M. Vidal-Lablache, États et Nations de l’Europe.