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aux lignes cursives, dont serait jaloux plus d’un maître d’écriture expert.

Mais je laisse à leurs travaux puérils ces profanateurs des rêves de Fra Angelico et je vais m’occuper un instant d’un artiste que l’on a à tort rangé parmi les adeptes de Manet : Bastien Lepage. Ce jeune homme, cette figure si touchante, qui venait à peine de moissonner ses Foins lorsque la mort l’a si prématurément fauché, apportait au contraire une opiniâtre sincérité à l’étude de la Nature. Il exagéra même la recherche de mille détails inutiles. Il les plaquait bien un peu à la façon du peintre des Canotiers, mais là s’arrête la ressemblance. Quel soin ardent et amoureux il mettait à modeler des portraits dont plusieurs sont dignes d’Holbein ! Si, dans ses tableaux il ne dégage pas assez le type de l’individu, comment ne pas admirer encore là son entière sincérité ? D’ailleurs ne céda-t-il pas parfois à de très nobles et poétiques inspirations comme dans sa Forge, d’une si profonde pénétration d’effet, et dans sa Jeanne d’Arc, pleine de si touchantes intentions ?

Il eut le défaut de vouloir tout expliquer ; de ne rien laisser dans le mystère et ce fut encore ici par excès de conscience. Son premier succès fut le portrait de son grand-père : étude de bon vieillard très naïve, sous le plein air, très poussée, très large de forme et d’une grande distinction de couleur. Bastien devait avoir une vive tendresse pour sa famille, car l’année suivante on vit au Salon les portraits de ses parens, d’une peinture moins sûre et plus émue. La mère surtout, campagnarde très sympathique, était d’une expression adorable, inoubliable. Aussi combien je fus touché, lors de l’apparition du tableau des Foins, ce succès retentissant du Salon de 1878, de la trouver un jour, devant cette toile, seule, assise sur le divan, illuminée par la gloire naissante de son fils, buvant les éloges des groupes pressés qui l’entouraient. Elle pleurait : larmes de joie mêlée de chagrin. Hélas ! le paysan qui dort, étendu dans l’herbe, à côté de la faneuse enivrée du parfum agreste, le père Lepage lui-même, était mort récemment, n’ayant connu, comme prix du tableau pour lequel il avait posé, que des luttes et peut-être des découragemens ! Et le triomphe ravivait le chagrin de la pauvre veuve. Profondément attendris, nous ne pûmes, mon frère Emile et moi, résister au désir de lui porter nos félicitations et nos hommages respectueux, sans nous faire présenter, persuadés que par son fils nous étions connus