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Quarante ans après, les choses avaient bien changé : il ne s’agissait plus de savoir si les Sarrasins seraient expulsés de l’Espagne, mais si les Castillans et les Aragonais ne seraient pas refoulés au nord des Pyrénées, la France même envahie. Cette fois encore, la voix des troubadours se fit entendre. Tandis que Folquet de Marseille, le futur persécuteur des hérétiques, dans un sirventés subtil, équilibrait savamment les antithèses, Gavaudan, émule de Marcabrun, jongleur comme lui, jetait aux échos, comme un retentissant coup de clairon, un appel désespéré, où s’exprime, en termes d’une effrayante énergie, une inexpiable haine de religion et de race :

« Ils sont si fiers, ceux qu’a rassemblés le roi de Maroc, qu’ils regardent le monde comme à eux. Quand ils plantent leurs tentes par les prés, Marocains et marabouts font entre eux assaut de jactance : « Francs, disent-ils, cédez-nous la place ; Toulouse et Provence sont à nous ; à nous tout l’intérieur du pays, jusqu’au « Puy ! » Entendit-on jamais si insolentes railleries dans la bouche de ces faux chiens, de cette race sans loi ? « Ne livrons point, nous, fermes possesseurs de la grande loi, ne livrons point nos héritages à ces noirs chiens d’outre-mer. Que chacun songe à prévenir le danger : n’attendons pas qu’il nous ait atteints. Les Portugais et les Castillans, ceux de Galice, de Navarre, d’Aragon et de Cerdagne, qui étaient pour nous comme une barrière avancée, sont maintenant défaits et abattus.

« Mais viennent les barons croisés d’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Bretagne, d’Anjou, de Béarn, de Gascogne et de Provence. Réunis en une seule masse et l’épée à la main, nous entrerons dans la foule des infidèles, coupant têtes et bras, jusqu’à ce que nous les ayons tous exterminés ; puis nous partagerons entre nous tout leur or.

« Gavaudan sera prophète ; ce qu’il dit sera fait : les chiens périront, et, là où Mahomet fut invoqué, Dieu sera honoré et servi[1]. »

Mais ce sont surtout les grandes expéditions d’outre-mer, de la fin du XVIIe et du début du XIIIe siècle, qui excitèrent la verve des troubadours : les trois quarts des pièces conservées s’échelonnent entre 1188 et 1230 ; cette époque marquant précisément l’apogée de la poésie provençale, on a le droit de s’étonner que, parmi elles,

  1. Senhors, per los nostres pecatz (dans Raynouard, Choix, t. IV, p. 85).