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dangereux d’être brouillé avec son suzerain, surtout quand ce suzerain s’appelle Richard d’Angleterre : il accable celui-ci de paroles doucereuses, d’ardentes protestations, et obtient de lui la restitution de son château. A partir de ce jour, il ne variera plus : c’est à son seigneur légitime, c’est à Richard qu’il consacre son dévouement ; ce sont ses intérêts qu’il sert par la plume et par les armes ; il le pousse à exiger de son père de plus vastes domaines, c’est-à-dire à étendre son pouvoir sur un plus grand nombre de provinces françaises. Durant la croisade, il chante ses exploits ; quand Richard sort des prisons du duc d’Autriche, il salue son retour avec enthousiasme ; il lui dénonce les barons limousins qui ont profité de son absence pour se révolter, et il appelle sur eux toutes ses rigueurs : « Percez, lui dit-il, pendant que vous en avez encore le loisir, cet abcès dont souffre le Limousin. » Singulière parole dans la bouche d’un poète patriote !

Quelle est donc l’explication de son rôle ? Quel motif avait-il de désirer « que tout le temps il y eût guerre entre les hauts barons ? » Cette explication est très simple et il l’a donnée lui-même à plusieurs reprises. Il était pauvre, et aimait la vie large et fastueuse : force lui était bien, pour mener cette vie, de s’attacher à un maître assez riche et assez généreux pour lui en fournir les moyens. Mais, dès lors, quoique ce fût l’âge d’or de la « courtoisie, » la libéralité était rare ; déjà l’avarice, envahissant le monde, l’avait corrompu jusqu’aux moelles : « Il y a encore des royaumes, mais plus de rois ; des comtés, mais plus de comtes (III, VIII)… Où sont-ils, ces grands épris de Jeunesse, qui sont toujours à court d’argent, qui engagent leurs biens, brûlent leurs coffres, se font aimer des jongleurs (III, I) ? » Il y avait pourtant une circonstance où les grands savaient pratiquer cette suprême vertu, où renaissait la splendeur des anciens jours : c’est quand éclatait une bonne guerre, qui faisait hausser le prix des sergens et des soudoyers : en effet, le service militaire n’étant exigible que pendant un temps très limité, le jour arrivait bientôt où les belligérans, abandonnés par leurs troupes, étaient forcés de se procurer à prix d’argent des mercenaires ; avoir une bonne épée et savoir s’en servir était alors une véritable fortune. Cette fortune était précisément celle de Bertran de Born. Dans ses strophes les plus enthousiastes en l’honneur de la guerre, il ne manque jamais d’énumérer, à côté des beaux spectacles dont elle emplit les yeux, les avantages positifs qu’elle peut procurer : « Voici donc revenue