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Notre mélodie ne procède que par tons (genre diatonique), ou bien (genre chromatique) par demi-tons. La mélodie grecque partageait le demi-ton lui-même en deux intervalles égaux, et cet emploi du quart de ton constituait le genre enharmonique. Notre esprit a quelque peine à le concevoir ; notre voix en aurait plus encore à le réaliser. Chez les anciens eux-mêmes, l’intonation du quart de ton passait pour très difficile. En ce qui touche l’éthos des deux premiers genres, le sentiment des Grecs est confirmé par le nôtre. Pour nous ainsi que pour eux, le diatonique est« nerveux, mâle, grave et austère ; c’est le genre le plus simple et le plus naturel, accessible à tout le monde, même aux ignorans[1]. » Le genre chromatique aussi nous paraît bien, comme aux Hellènes, « celui qui exprime le mieux la douleur. » Mais l’enharmonique nous déconcerte ou plutôt nous échappe. Difficilement perceptible par notre oreille, il semble en outre que notre sensibilité ne le tolérerait pas. Elle proteste et se révolte déjà contre l’abus, je ne dirai pas criant, mais gémissant, que les contemporains, Wagner surtout, ont fait du chromatique. Ces modernes ont pour eux l’exemple et l’autorité des anciens. Le premier des deux hymnes delphiques contient une longue reprise dont le chromatique n’a jamais été surpassé. Si nous le supportons avec difficulté, l’enharmonique nous causerait un bien autre malaise. C’est ici, comme dit à peu près Pascal, que non pas même un degré, mais un demi-degré décide de la beauté. Ce demi-degré, qui nous effraie, les Grecs le franchissaient en se jouant. Leur esprit et leur oreille saisissaient entre les choses des rapports ou des intervalles que nous ne savons plus apprécier. Il leur plaisait que ces rapports ou ces intervalles fussent étroits. Dans une mélodie comme dans un raisonnement ou dans la silhouette d’un édifice, l’interruption ou l’accident leur faisait horreur, la continuité les charmait ; une continuité souple, un fil léger, tendu sans raideur. De même que certaines courbes infléchissaient insensiblement le profil de leurs temples, le chromatique et l’enharmonique atténuaient la rectitude de leurs mélodies, et pour flatter leur génie délicat, les sons, comme les idées ou les lignes, « se transformaient les uns dans les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe[2]. »

Pline a rapporté « qu’Apelles, étant venu voir Protogène, ne

  1. Aristoxène (cité par M. Gevaert).
  2. Renan.