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un emploi d’institutrice chez lord Kingsborough. Elle eut à subir, dans le palais de ce grand seigneur, les dédains de femmes frivoles et sottes, mais surtout elle paraît avoir eu à y subir, de la part des hommes, toute sorte d’allusions et de propositions dont le souvenir, dix ans plus tard, la faisait encore frémir de colère. Et elle finit par être chassée, simplement parce que la fille aînée de lady Kingsborough lui avait témoigné plus d’attachement qu’une jeune fille noble n’en devait témoigner à une gouvernante. De sorte que Mary Wollstonecraft dut revenir à Londres, où l’éditeur Johnson lui confia divers travaux de traduction et d’adaptation. Malgré elle, sous l’effet d’influences auxquelles elle s’était en vain efforcée d’échapper, elle se vit ainsi amenée à devenir une femme de lettres.

Ce Johnson, à qui le hasard l’avait adressée, était le protecteur de tout un groupe d’écrivains, d’artistes, et d’hommes politiques, représentant les nuances diverses du radicalisme. Mary Wollstonecraft eut l’occasion de rencontrer chez lui le futur conventionnel Thomas Paine, l’ancien pasteur Godwin, qui se vantait d’être athée, le peintre suisse Fuseli, admirateur de Rousseau et défenseur passionné des théories révolutionnaires. C’est dans ce milieu qu’elle vivait, s’imprégnant chaque jour davantage des pensées et des sentimens qui s’agitaient autour d’elle, lorsque, en 1790, Burke fit paraître ses fameuses Réflexions sur la Révolution française. Sans prendre le temps de réfléchir, tout d’un trait, elle répondit au pamphlet de l’orateur irlandais par un pamphlet plus violent encore, la Revendication des Droits de l’Homme ; et, deux ans après, en manière de complément à ce premier ouvrage, elle publia sa Revendication des Droits de la Femme.

Elle n’avait point fini, cependant, de faire personnellement l’expérience de ce qu’elle appelait « le malheur d’être une femme. » Le peintre Fuseli, à force de la voir et de discuter avec elle, s’était un jour surpris à en être amoureux. Il était marié, père de famille, et ses opinions révolutionnaires ne l’empêchaient point de faire grand cas de la considération qu’il s’était acquise. Pour lui épargner les ennuis d’un scandale public, Mary Wollstonecraft dut quitter Londres et se rendre à Paris, sous prétexte d’y étudier les progrès de la Révolution.

Elle avait alors trente-trois ans ; mais jamais elle n’avait été plus belle, ni plus désirable. Un Allemand, le comte Schlabrendorf, qui eut l’occasion de la voir à Paris, nous a laissé d’elle un curieux portrait : « C’était, nous dit-il, la femme la plus noble et la plus pure que j’aie jamais connue. Elle n’était pas d’une beauté éblouissante, mais une grâce adorable se dégageait d’elle. Son visage, plein d’expression, avait