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L'EUROPE SANS AUTRICHE

Taine a dit quelque part, à propos de Brissot, le mal que peuvent faire, lorsqu’ils se piquent de diplomatie et que le hasard les met en situation de régenter le monde, les hommes « à demi-renseignemens » et « à quarts d’idée[1]. » Mais que ne faudrait-il pas dire d’une autre espèce, plus dangereuse encore, les hommes « à idées » et « sans renseignemens ? » J’entends ici par « idées » les idées préconçues et les idées fixes, la chimère et la manie. Le propre des malheureux qui en sont possédés est de traiter la réalité qu’ils ignorent comme si elle n’existait pas et de bâtir sur leurs songeries comme si elles étaient cette réalité. Intrépidement ils substituent à la politique positive de purs jeux d’imagination et ils travaillent dans le fantastique, jusqu’à ce que leur échafaudage de nuées s’écroule et que la réalité dédaignée se venge de leurs mépris, en retombant sur eux de tout son poids. Jamais, peut-être, le goût du fantastique et le mépris de la réalité, l’oubli de toute politique positive et le jeu d’imagination, la tyrannie de « l’idée » et la négligence du « renseignement » n’ont été poussés aussi loin qu’ils semblent l’être à cette heure dans la question de « l’avenir de la Monarchie austro-hongroise. » Car, pourquoi le cacher ? dès cette heure, devant tous les cabinets de l’Europe, une question de « l’avenir de l’Autriche-Hongrie » est posée, et les plus prompts à la résoudre, ou seulement les plus hardis à la poser, ne sont pas ceux qui la connaissent le mieux. Ils n’hésitent que sur la date où elle se posera véritablement et en fait, parce qu’il y a là un élément qui leur échappe (les autres, ou bien ils croient les tenir, ou bien ils ne les

  1. Les Origines de la France contemporaine. La Révolution, la Conquête Jacobine, 22e édit., in-12, t. V, p. 164.